DOSSIER : Le cinéma et ses conjurations
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This Changes Everything (2018)
Tom Donahue

Cinéma, femme et société

Par Anne Marie Piette

Reprenant curieusement le titre du film et livre éponyme de Naomi Klein sur le changement climatique, This Changes Everything, nouveau film du cinéaste, monteur, et producteur américain Tom Donahue, à qui l’on doit Casting By (2012), fait l’examen rigoureux du sexisme systémique gangrenant l’industrie cinématographique hollywoodienne, une discrimination à l’emploi basée sur le sexe, faisant obstacle à la parité dans toutes les sphères de l’industrie. La situation qui n’en est plus à l’heure des suppositions est soutenue par une narration ponctuée de recherches et de données approfondies. C’est statistique à l’appui que les intervenant(e)s, tou(te)s issu(e)s de l’industrie, détaillent un dossier béton remontant aux années 40, et dont les chiffres accablants sur ce manque de parité, au petit comme au grand écran, font grincer les dents. « Les femmes représentent la moitié de la population mondiale, et pourtant, il y a si peu de personnages féminins à l’écran », laisse entendre l’actrice bien connue Geena Davis, co-productrice sur le film. Le fait que celles-ci soient sous-représentées, voire mal représentées, devant et derrière la caméra, ne date pas d’hier : le ratio entre les personnages masculins et féminins dans les films serait ainsi exactement le même depuis 1946...

Aucun autre cinéma au monde n’arrive à dominer à la fois son propre marché et celui d’une majorité d’autres pays à l’international. Hollywood a une influence indéniable sur la culture mondiale. Son histoire a largement contribué à former l’image et la perception que le public se fait des femmes. Selon Geena Davis toujours, les gens ne sont pas conscients que le conditionnement social est si intimement lié à ce qui est montré à l’écran. Le cinéma hollywoodien — au même titre que les médias du monde — offre malheureusement peu d’occasions aux femmes d’être inspirées positivement par un personnage féminin. On y retrouve bien souvent une seule perspective, où les femmes se regardent à travers les yeux des hommes, renvoyant le mauvais message aux jeunes filles, mais aussi aux jeunes garçons. Produit par Creative Chaos et New Plot Films, en association avec le Geena Davis Institute on Gender in Media, — un organisme à but non lucratif fondé en 2004, voué à l’étude de la représentation des sexes dans les médias et préconisant la parité —, et comptant sur la collaboration de la réalisatrice et scénariste américaine Maria Giese, — militante pour la parité et membre de la DGA (Directors Guild of America) —, This Changes Everything relate le « parcours des combattantes » d’une cause ayant déjà intentée une poursuite judiciaire dans les années 80. Basée sur le « Title VII » de la loi sur les droits civils de la Commission américaine pour l’égalité d’emploi (EEOC) — texte interdisant toute forme de discrimination dans l’emploi fondée sur la race, la couleur, la religion, le sexe et l’origine —, la cause fût d’abord rejetée. Celle-ci s’est depuis orientée vers l’Union américaine pour les libertés civiles, un organisme à la défense des droits individuels garantis par la Constitution. L’enquête en cours tente de déterminer si l’industrie du cinéma d’Hollywood pratique effectivement cette discrimination systémique à l’endroit des femmes. Profitant de la vague du mouvement #MeToo, et avec la débandade du producteur Harvey Weinstein, la cause parviendra peut-être à se faire (enfin) entendre. Le film, prudent, rappelle tristement que cette enquête pourrait à son tour ne jamais aboutir, tant le système est pervers et puissant. This Changes Everything, — qui s’appelait au départ « Gender in Hollywood » —, exprime pour le moins clairement une écœurantite généralisée de la part des artisanes de l’industrie. Il porte un message catégorique en faveur d’un changement immédiat et radical, et ne demande rien de moins qu’une légitime loi sur la parité. Loi qui ouvrira le chemin à une plus juste représentation sociale, à plus de contenu féminin, et plus de créatrices de contenu, qui reflétera une observation plus fidèle de ce que veulent et sont vraiment les femmes, tout en proposant des rôles denses et variés à plus d’actrices.

Au même titre que ces réalisatrices du cinéma muet qui furent chassées de l’industrie au passage du parlant, l’héritage malvenu d’un système encore largement patriarcal veut que ce soit au moment de trouver du financement ou de signer avec les banques que les femmes soient le plus pénalisées. Les hommes blancs ont des investisseurs, et This Changes Everything ne fait pas exception à la règle. Il semble ainsi terriblement hypocrite de discréditer une œuvre, au message si précieux, prétextant une réalisation signée par un homme. La parité a de toute façon bien besoin de leur soutien. L’équipe du film fût toutefois composée à 85 % de femmes, occupant des postes à tous les niveaux de la production. Toujours est-il que le film n’a pas encore trouvé de distributeur, et ce malgré la contribution de moults personnalités de l’industrie dont : Meryl Streep, Jessica Chastain, Lena Dunham, Reese Witherspoon, Judd Apatow, Natalie Portman, Cate Blanchett, Paul Feig… Cela en dit long sur l’infamie d’un système toxique, scandaleux et tabou... Et de la crainte qu'il suscite lorsqu'on l'attaque. 

Le documentaire ne manque pas de s’attarder aux moments de l’histoire où certains succès attribués à des femmes ont fait croire à tort qu’Hollywood allait enfin changer. On pense plus récemment à Wonder Woman (2017) de Patty Jenkins, ou encore à l’engouement autour de l’univers féminin distinctif de la série Big Little Lies de Jean-Marc Vallée, donnant ce faux sentiment d’une avancée féministe dans le mainstream. Le film réitère que sans la loi sur la parité, ce ne sera qu’une exception parmi tant d’autres, au même titre que le Thelma & Louise (1991) de Ridley Scott avait pressenti une hausse de rôles féminins principaux au cinéma — ce qui ne fût pas le cas. À l'heure actuelle, pour les réalisatrices d’Hollywood, un succès au box-office n’est aucunement garant d’une carrière prolifique. Il aura ainsi fallu neuf ans à Kimberly Peirce, la réalisatrice de Boys Don’t Cry (1999) (11,5 millions de dollars américains au box-office, récompensé d’un Golden Globe et d’un Oscar), pour trouver du financement à son projet de long-métrage suivant… Ne parlons donc même pas des réalisatrices aux succès d’estime, et à toutes celles qui tentent de travailler ou de percer dans l’industrie (et surtout n'imaginons pas cette réalité appliquée aux femmes non caucasiennes qui vivent bien souvent une double discrimination.) 

This Changes Everything amène naturellement la question de la parité au cœur des préoccupations. La dimension sociologique mais aussi politique du film, en regard à sa forte charge idéologique, est l’occasion idéale de discourir sur cette noble cause, sujet controversé d’actualité, aux enjeux essentiels sur le plan juridique et moral, et qui concerne toutes les strates de la société. Peu importe le secteur impliqué dans le débat, qu’il soit dans l’industrie du cinéma, en politique, ou dans les entreprises privées, l’argument majeur pour justifier un désaccord avec la loi pour la parité est le désir de pouvoir choisir les meilleur(e)s candidat(e)s en se basant uniquement sur une compétence égale en oubliant le sexe de qui les possède. Pour les gens adhérant à ce type de discours, la loi pour la parité serait même un obstacle au féminisme : une discrimination positive contre-productive. Foutaises ! C’est tout le contraire qui se produit insidieusement. Ces préjugés coriaces, qu’ils soient conscients ou non, font en sorte qu’une majorité d’hommes et de femmes donnent naissance à leur propre subjectivité. En choisissant d’abord des hommes blancs, ils définissent ce que doit être l’excellence. Difficile d'en démordre par la suite. La loi sur la parité viendrait à l’inverse protéger les femmes de cette subjectivité sexiste inconsciente, car conditionnée depuis des temps immémoriaux, qui définit du même coup ce que représente « cette compétence ».

Ce même conditionnement social faisant en sorte qu’une femme est moins prise au sérieux, se fait couper la parole plus régulièrement, et dans lequel beauté plastique, attributs physiques et intellectualité est généralement une addition si difficile à combiner, — spécialement chez une femme — ; et ne parlons pas d'appliquer cette addition « physique + intellect » au stéréotype coriace de la blonde stupide, ou encore de la grossophobie. Mais s’il était jadis plus simple de jouer le jeu ou de se taire, l’époque veut que les temps changent. La loi pour la parité viendrait progressivement modifier cette distorsion sexiste, comportementale et de la perception, sur les générations actuelles et à venir. Désormais le public serait habitué à voir autant de femmes que d’hommes aux physiques et origines multiples occuper diverses fonctions à responsabilité, et utiliser leurs cerveaux conjointement dans une société égalitaire. Les mentalités en seraient progressivement changées, renvoyant aux femmes une meilleure image d'elles-mêmes, image où elles n'auraient plus à être sauvées, et où elles auraient d'autres préoccupations que leur beauté et leur fertilité. La Loi sur la parité deviendrait ainsi à moyen terme plus naturellement objective. Elle serait acquise et son instutionnalisation « forcée » ne serait plus qu’un lointain souvenir. Pour progresser, il faut parfois forcer les choses. Et regarder plus de films comme celui de Donahue. Comme le disait Geena Davis : « ce qui est bon pour les femmes est bon pour l’humanité ».

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Critique publiée le 18 octobre 2018.