Le son dans le cinéma d'horreur italien des années 70. Voilà un sujet parfaitement « cinématographique », en ce sens qu'il ne pouvait qu'être abordé par le biais du cinéma – un sujet qui, par sa nature même, confronte le spectateur à ce qui est purement cinématographique. Au-delà de sa dimension mythologique, de son caractère indéniablement culte, le son du giallo renvoie au cinéma dans la mesure où son artificialité radicale en fait un phénomène qui ne peut qu'appartenir au septième art. Il s'agit d'un code en soi, qui expose ce point de tension où l'illusion cinématographique rompue renouvelle le potentiel expressif du film : ou, plus exactement, ce moment où le faux, parce qu'il est excessivement faux, repousse les limites du vrai.
Avec
Amer (2009),
Hélène Cattet et
Bruno Forzani rendaient hommage à cette expérience sensorielle particulière en réactivant non pas la forme elle-même mais plutôt le spectre de celle-ci. À sa manière,
Berberian Sound Studio exploite lui aussi notre mémoire du genre – le cinéaste anglais Peter Strickland construisant son film tout entier autour du fantôme d'un autre, que l'on entend sans jamais voir, que l'on reconstitue progressivement à force de se l'imaginer et dont le générique s'est habilement substitué à celui de l'oeuvre qui l'abrite. Véritablement hanté par cet autre film, qui monopolise l'espace du hors champ,
Berberian Sound Studio utilise les dissonances entre l'image et le son afin d'alimenter une tension sourde.
L'action se situe en 1976. Gilderoy (
Toby Jones), ingénieur de son britannique spécialisé dans les documentaires, est engagé pour réaliser la bande sonore d'
Il Vortice Equestre, film italien qui évoque à plusieurs égards le souvenir du classique
Suspiria (1977) de
Dario Argento. Mais rien ne se passe comme prévu dans le studio d'enregistrement. Dérouté par la violence des scènes auxquelles il doit donner vie par le biais de son travail, le technicien sera de plus en plus affecté par les images qui défilent devant lui – jusqu'à ce qu'il en vienne à confondre le réel et la fiction, basculement qui reflète habilement celui qui se déroule à l'écran.
Multipliant dans un premier temps les références iconiques au giallo et à l'ère analogue, Strickland crée avec soin un univers ambivalent où les mains gantées de noir du tueur actionnent le projecteur et où les sons se matérialisent à l'écran sous forme d'ondes sinusoïdales alors que l'image, elle, demeure invisible. En rattachant les effets sonores à leur source, en révélant que les coups de couteau dans le corps des victimes ne sont en fait que des coups de machette dans des melons bien juteux, le cinéaste bouscule habilement les repères du spectateur, forçant celui-ci à se questionner constamment sur la provenance de ce qu'il entend tout en bouleversant cette hiérarchie qui, traditionnellement, place le son au service de l'image.
Ici, le son précède l'image et l'image, privée de son, révèle toute son étrangeté. Manipulant en direct l'atmosphère du film à l'aide des potentiomètres de sa table de mixage, conférant à l'aide de la réverbération une qualité résolument insolite à la voix humaine, Gilderoy expose en pièces détachées les caractéristiques physiques du son et la nature complexe du rapport qu'il entretient avec le visible.
Berberian Sound Studio offre alors à voir le spectacle de ces liens décomposés, altérés, court-circuités de mille et une façons inédites.
Strickland propose de ce fait un brillant essai sur la nature mystique du son au cinéma, procédant dans un premier temps à une sorte de profanation par le dévoilement de sa dimension purement technique pour ensuite lui restituer, au fur et à mesure que le mystère reprend le dessus sur les considérations concrètes, un caractère presque sacré. Parallèlement, la fiction dérive ici graduellement en territoire abstrait, allant jusqu'à s'approprier certains codes du cinéma expérimental. Ce glissement, qui trahit une sorte de contamination du réel par les sens, culmine lors d'une séquence de silence prolongé de même qu'avec la décomposition de la pellicule à l'écran – qui révèle sous la surface trouble du film d'horreur les images bucoliques d'un documentaire sur la campagne anglaise.
Explorant la matérialité de l'expérience cinématographique,
Berberian Sound Studio exploite à l'extrême cette dimension tangible, allant jusqu'à provoquer chez le spectateur un véritable choc esthétique dont les effets se font ressentir bien après la fin de la projection. Multipliant les paris formels audacieux et les trouvailles de mise en scène ingénieuses, Strickland signe un objet d'une grande cohérence esthétique doublé d'une réflexion sur l'éthique de l'horreur et sur les responsabilités morales du créateur. Tandis que le réalisateur d'
Il Vortice Equestre se défend bien de faire un simple film d'exploitation, justifiant la violence de ses images en affirmant que son devoir est de « montrer la vérité », Gilderoy développe de son côté une aversion viscérale envers celles-ci.
Pour sa part, Strickland choisit de ne rien montrer, signant un film où l'idée même de l'horreur suffit à l'enraciner dans l'esprit du spectateur. Tirant habilement profit de cette vieille théorie qui veut que rien ne soit plus inquiétant que l'invisible, le cinéaste baigne son film dans une lourde pénombre, construisant un univers clos, quasi hermétique où les sens cherchent en vain un point d'appui familier. Une superbe trame sonore signée par le groupe britannique Broadcast et une facture visuelle peaufinée par Julian House de l'étiquette Ghost Box viennent confirmer cette impression que
Berberian Sound Studio est une production où le moindre détail a fait l'objet d'une attention particulière, où chaque élément contribue à solidifier la structure d'ensemble – faisant de ce film de genre atypique une authentique réussite, qui va bien au-delà du simple exercice de style nostalgique.