Il est difficile de s’imaginer l’effet qu’un visionnement de
Cronos ait pu avoir lors de sa sortie. À l’époque farfelue où le nom del Toro n’était porteur d’aucune attente, ce premier film promettait au mieux une relecture du mythe du vampire, doublé d’un film étranger, au tournant d’une décennie n’augurant rien de bon pour le cinéma d’horreur. Contrairement à son pays d’origine, où
del Toro et son équipe raflaient neuf Ariels - l’Oscar mexicain -
Cronos causa peu d’émoi lors de sa sortie en salles en Amérique du Nord, suite à des passages remarqués à Cannes, puis au Festival de Toronto. Malgré cela, on constate aujourd’hui que
Cronos ouvrait en quelque sorte la porte au cinéma d’horreur international, notamment du Japon, mais aussi d’ailleurs, qui en viendrait à définir a belle part d’une décennie aux relents âcres de
slashers essoufflés; un film modeste chargé de la tâche colossale de remettre les pendules à l’heure, et ce, bien avant les tendances vertement postmodernes qui suivront derechef.
Cronos est très loin d’être un essai de débutant, film ayant trop tardé à être dûment (re)considéré comme un pilier fondateur du cinéma de son auteur, mieux connu pour
The Devil’s Backbone, ses quelques détours vers la bande-dessinée (
Blade II;
Hellboy) et le triomphe incontesté de
Pan’s Labyrinth en 2006. Peut-être même l'un des « premiers films » les plus réussis depuis que
Godard avait gueulé ses intentions dès le premier photogramme d’
À bout de souffle, il s’en dégage toutefois une énorme modestie, loin du coup d’éclat de ce dernier - et de bien d’autres filmographies. Bien avant
Hellboy II ou l’attendu
Pacific Rim, Del Toro ne cherchait pas à nous époustoufler d’artifices, mais bien à nous intriguer par la cohérence et la profondeur de ses idées; sa première oeuvre livre une réflexion sur un genre millénaire en grand besoin de sang neuf - ou, plus précisément, en grand besoin d’être renouvelé, transmuté, del Toro empruntant librement de vieilles trames narratives pour les rendre neuves.
Réflexion minutieuse et ambitieuse sur l’horreur et le fantastique,
Cronos est une véritable concoction alchimique digne de celle de sa bestiole titulaire, distillant les éléments qui fascinèrent del Toro pendant l’enfance et qui l’obséderont tout au long de sa carrière : l’insecte qui reviendra dès
Mimic; le poids de l’histoire pesant sur le spectre de
The Devil’s Backbone; le conte allégorique dont
Pan’s Labyrinth est le premier exemple et, finalement, surtout, les monstres en caoutchouc dégoulinant doublés d’un coeur d’or.
Ce premier film s’avère également annonciateur d’une démarche récurrente qui fera la richesse du cinéma de l’auteur, qui repose sur une charpente lourde d’influences, néanmoins transmises au travers d’un classicisme nouveau genre irréprochable. Même si trop transparent par moments dans ce cas-ci - par exemple dans la façon que del Toro nomme ses personnages Jesus Gris (Jesus Christ) et Angel de la Guardian (Ange gardien) -
Cronos prend vie à travers un époustouflant et cohérent mélange de divers mythes et iconographies, allant du christianisme à l’alchimie en passant par le vampirisme. Del Toro transpose le tout dans un Mexique post-NAFTA dont les extérieurs sont déchaînés, mais qu’entraperçus, et les intérieurs empreints d’une atmosphère pesante de littérature gothique, tradition anglo-saxonne transposée parfaitement à l’Amérique latine.
Racontant l’histoire de l’antiquaire Jesus Gris (l’acteur argentin
Federico Luppi, vétéran de service) aux prises avec la découverte d’un convoité et mystérieux scarabée d’or le menant tout droit vers la noirceur et au-delà, del Toro transpose un parcours narratif classique de la déchéance d’un homme, attiré malgré lui vers les forces des ténèbres, se sacrifiant au final pour son amour perdu (sa femme) et son adjuvante innocente (sa petite fille muette, l’aimant plus que tout). La force de Cronos est décuplée par le poids de ses personnages; se cachant au coeur du récit l’amour qu’une petite fille porte pour son grand-père ainsi que l’histoire d’une famille brisant avec des années de routine et de tradition. L’usine de De la Guardia, riche antagoniste du récit utilisant sa brute de neveu (un jeune
Ron Perlman tout frais sorti de Nightwalkers) pour obtenir la vie éternelle, remplace quant à elle le château des Carpates, et del Toro y mettra en scène sa confrontation finale - à ce jour, l’une des scènes les plus mémorables de son cinéma.
De plus, del Toro porte une attention particulière à ses cadres - à sa mise en scène grandiose toute en mouvements fluides, calculés et conçus pour véhiculer une perspective précise, celle d’un conteur en parfait contrôle de son univers. Jouant d’angles et d’éclairages suggestifs, expressionnistes où le «
chiaroscurro » est omniprésent et où les conflits de couleurs abondent, del Toro oppose sans cesse de riches sépias à la froideur grise et bleue de l’outre-tombe, laissant percer ici et là d’autres teintes, comme le vert d'un bâton lumineux qui en viendra à représenter le personnage de la jeune adjuvante.
La concentration de ces éléments est parfaite, la maîtrise absolue chez un réalisateur alors âgé de 28 ans quasi sidérante (del Toro détenant néanmoins près de dix ans d’expérience sur les plateaux en tant qu’artiste d’effets spéciaux et réalisateur sur
Hora Marcada, une sorte de
Twilight Zone mexicain ayant aussi vu les débuts d’
Alfonso Cuaron). Plus étonnant encore demeure le fait qu’en tant que film de monstre « révisionniste »,
Cronos ne se veut pas postmoderne en renversant les codes établis, mais plutôt en les malaxant et en les appliquant de manière érudite et astucieuse à un scénario sensible qui, malgré une certaine familiarité, arrive à déstabiliser, surprendre et choquer. La création d’un monde complet, cohérent et original demeure une démarche ardue - témoignant du grand talent de son auteur, mais également de plusieurs années d’immersion dans tous les confins du genre, au cinéma comme en littérature - qu’on voit rarement, et ce, encore aujourd’hui.