DOSSIER : Le cinéma et ses conjurations
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Sensory Stories au Centre Phi

Par Claire-Amélie Martinant



Le cinéma conjugué à la première personne
 
Produite par le Centre Phi, l’exposition Sensory Stories a été échafaudée par la compagnie New Yorkaise Future of StoryTelling qui observe et étudie le partage, l’expérimentation et la création d’histoires et de récits narratifs dans le contexte des nouvelles technologies, médias et communications.
 
Son fondateur et directeur, Charles Melcher considère la réalité virtuelle comme une opportunité unique de solliciter nos cinq sens sens pour une immersion totale dans le monde virtuel. « Vous êtes des êtres multisensoriels. Pourquoi tant de médias ne s’adressent-ils qu’à l’un ou l’autre de ces sens? En incluant le toucher ou l’odorat en tant que partie intégrante du monde du récit, nous engageons une plus grande part de notre corps, de notre cerveau; et nous créons une expérience humaine plus holistique et complète ».
 
À la différence de l’expérience cinématographique dans une salle obscure où seuls la vue et l’ouïe sont mobilisés, l’être humain se retrouve automatiquement happé en dehors du monde réel, appareillé de lunettes et d’un casque auditif. À l’instar du café instantané qui ne prend forme que par la fusion de l’eau chaude et du café lyophilisé, l’immersion totale dans le monde de la réalité virtuelle ne se produit que par l’effet combiné de lunettes et d’un casque auditif. L’immersion selon l’ingénieur Jonathan Steuer, supposerait la présence de deux éléments intrinsèquement liés soit la profondeur de l’information (« depth of information »), telle que la résolution de l’image, la complexité de l’environnement graphique, la sophistication du système audio; et l’ampleur de l’information (« breadth of information »), à savoir l’action conjointe des capteurs de sens, soit le visuel – les lunettes – et l’audiovisuel – le casque audio. Si la réalité virtuelle n’en est qu’à ses balbutiements, il est aisé d’en imaginer son futur proche qui s’appliquera à intégrer le toucher ainsi que l’utilisation du poids du corps en tant qu’élément déclencheur actionnant le monde environnant et provoquant des répercussions qui seront autant de surprises que d’ébahissements défiant les lois de la gravité.
 
La perte de repères physiques et tangibles avec la réalité a pour immédiateté de nous confiner dans une dimension onirique dont les aboutissants nous échappent. Ce nouvel univers à 360°, nous enveloppe d’une seconde peau et affecte notre perception qui a dès lors champ libre et s’atèle à une observation minutieuse et approfondie de l’environnement, réagissant aux sons comme autant d’alertes que d’actions stimulant nos sens.




:: Framed (Loveshack, 2014)
 



:: Nomads: Sea Gypsies (Felix & Paul, 2016)


La liberté ainsi éprouvée est décuplée par notre position de voyeur, d’observateur fantôme, qui a tout le loisir de se faire son « propre cinéma » et de choisir ses scènes. Dans l’oeuvre Framed de Loveshack Entertainment (Australie) présentée au Centre Phi, nous jouons avec les différents points de vue offerts qui s’animent littéralement sous nos yeux, confinés dans un univers polaresque empreints d’un air de jazz. Un écran tactile, sous forme de storyboard animé, nous invite à déplacer des cases afin de reconstituer le fil de l’histoire faisant appel à notre logique et notre créativité, en imposant le début et la fin de chaque saynète. L’interactivité est d’autant plus présente, que les actions formant le contenu des cases diffèrent selon l’agencement proposé. A la manière d’un jeu vidéo où l’accession au monde suivant suppose la résolution d’énigmes ou la traversée sans encombres du monde en question, nous jonglons avec les cases afin de trouver la combinaison parfaite qui permettra au malfrat d’échapper à la police et aux coups de feux. Pirouettes et acrobaties en tout genre prennent vie sous nos yeux excités par l’adrénaline, renversant les rôles du bon et du méchant, et faisant appel à notre empathie naturelle pour l’homme de l’ombre, échappant aux justiciers dans sa course effrénée. Si l’immersion n’est pas totale, il s’agit bien de réalité virtuelle en tant que nous participons et agissons par le jeu du toucher entrainant un changement d’apparence.
 
Autre expérience du Centre Phi qui cette fois, conjugue notre point de vue de cinéaste en herbe et le concept d’immersion totale, le documentaire Nomads: Sea Gypsies des Studios Felix & Paul (Montréal), nous propulse dans la vie quotidienne des Bajau, groupe ethnique issus de Brunei, d’Indonésie, de Malaisie orientale et des Philippines, qui vivent sur l’eau et changent régulièrement de port d’attache. Munis de lunettes Oculus Rift (créée par le canadien Palmer Luckey et racheté par Facebook en mars 2014 pour 2 milliards de dollars) et d’un casque audio, nous partageons les discussions et activités singulières d’une famille, en toute intimité, ayant tout le loisir de fouiner et de passer à la loupe l’intérieur de la maison, son organisation, sa décoration, ses objets et tout autre indice, attisant notre curiosité pour le mode de vie des Bajau. Avec un avantage indéniable, celui de ne ni déranger ni interrompre le cours des choses, l’œil cherche ses repères avec la détermination d’une âme d’enfant, s’échauffant à la curiosité et à l’espionnage en toute quiétude. Regarder de tous bords et qui plus est, derrière soi, ce que le cinéma classique ne peut nous offrir, devient alors presque jouissif. Nous nous comportons comme un satellite qui viendrait capter chaque image de l’environnement ambiant : une pirogue voguant sur les eaux, des hommes en pleine séance de pêche ou encore des femmes qui s’apprêtent, etc. et devenons notre propre réalisateur en nous laissant aisément guider par nos sens en pleine stimulation.
 
Enfin, The Turning Forest par VRTOV et BBC Research & Development/S3A (Royaume-Uni et Australie), nous prend par les sentiments en nous transportant au coeur d’une forêt enchanteresse aux tons colorés et hyper stimulants, dans une ambiance sonore très présente et réussie. Une voix douce nous entraine dans ce conte au cours duquel nous embarquons littéralement sur le dos d’une bête pour un voyage des plus magiques. Les sensations de toute puissance sont à leur paroxysme au travers des paysages que nous survolons et prennent des allures oniriques en nous proposant un point de vue spatial en élévation, rappelant celui de Bastien sur la dragon Falkor de L’Histoire sans fin, basé sur le conte germanique de Michael Ende.  
 
Si la réalité virtuelle est indissociablement liée à l’image en mouvement définie par le 7e art, et, s’est appropriée la technicité des jeux vidéo valorisant la similitude avec le réel et sa volonté d’interactivité avec celui-ci, sa dimension scopique, soit le potentiel de mise en scène de la dialectique entre le fait de choisir son propre point de vue d’observateuret le fait d’être incorporé au décor tout interagissant avec, semble un potentiel plutôt inexploré et une nouvelle avenue qui reste à emprunter.

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Article publié le 23 août 2016.
 

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