DOSSIER : Le cinéma et ses conjurations
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Météore, Le (2013)
François Delisle

La tête au sol, les pieds vers les nuages

Par Mathieu Li-Goyette
Pierre aura bientôt purgé la sixième année de sa peine d'emprisonnement de 14 ans. Incarcéré pour avoir été trouvé coupable d'un délit de fuite mortel, il ne voit qu'une lumière au bout du tunnel et ce n'est pas celle de la liberté; il survit pour sa mère, pour son ex-copine, pour ne pas faire du mal à ceux à qui il a déjà causé tous les maux. Il sortira même de prison. Une situation exceptionnelle, qu'ils diront. Un cas. La mère « mourra pour permettre au fils de reprendre sa liberté ». L'enterrement arrive. Le temps fuit et Pierre avec lui, s'écrasant abruptement en un seul flash de lumière de poudre noire et métallique. Tel un météore, effiloché sur une distance qui semble infinie, le prisonnier souffrit d'une mauvaise trajectoire, d'un astre qu'il rencontra – celui des responsabilités, des lois, du hasard – sur sa route. Sa course ne s'est pas poursuivie. Il est devenu météore cataclysmique – pas de la poussière d'étoiles.

La subjectivité de tout Le météore se joue apparemment entre les deux oreilles de ses protagonistes et des nôtres, François Delisle discutant de métaphysique avec le cinéphile par le biais de marionnettes asymétriques, incarnant des corps qui ne sont pas ceux des voix off qui s'expriment (l'auteur lui-même interprète Pierre alors que François Papineau lui prête sa voix). Récit photographique de natures mortes, Le météore relève de l'intangible jusqu'à un point de rupture avec les formes classiques qui n'est pas sans rappeler La Jetée de Chris Marker, poussant le spectateur dans les limites du cinéma de fiction, lui imposant un état d'apesanteur senti (pour ne pas dire forcé) qui l'empêchera de se rattacher à du son synchrone pendant plus de 80 minutes. Voici une succession d'images dont la poésie n'est pas à discuter. Voici un texte d'une rare beauté, narré comme on narre les meilleurs livres audio, avec la précision du langage et les fluctuations mélodieuses de celui-ci.

Histoire d'un poète en prison, l'art oratoire de Pierre se défend par sa simplicité et le courage qu'il confère à celui qui l'entend. Ses réflexions entrecroisent celles de son ex, de sa mère, d'un gardien de prison et d'un dealer. Les pensées se rencontrent en mode panoramique, le montage englobant un ensemble de voix qui se répondent par le biais d'un auteur qui a su les mêler pour tirer d'elles un discours qui se voudrait constitutif sur l'attente de la mort et les mensonges permis pour accepter la fin des choses telles qu'elles sont. Lorsque Suzanne fait l'amour à un autre, elle nous regarde, accuse le spectateur des yeux, nous utilisant pour s'attaquer par la bande au destin d'un prisonnier qui n'a rien pour voir le monde extérieur s'écouler, s'écrouler. À qui ce regard s'adresse-t-il sinon à nous? À qui ces pensées sont destinées sinon nous? Se pourrait-il que Le météore ne soit que l'occasion de nous irriguer de mélancolie par ces fleuves distincts que sont ces personnages fermés du monde, fermés les uns des autres?

Chutes d'eau, ciel rosé, lune nacrée, rivières fugaces et soleil de printemps, les forces élémentaires que Delisle met en place sont idéalisées puisqu'elles répondent aux fantasmes d'un prisonnier qui reconstitue une vie à l'extérieur des barreaux... pour survivre à la vie derrière ces derniers. Alors que la fiction nous sert de miroir, que sur ses personnages nous voyons nos pensées se réfléchir et rebondir, Delisle propose au spectateur d'être la surface réfléchissante d'un film choral qui ne trouve une continuité que parce que nous sommes là pour la lui donner, nous, maçons d'une fiction dont il est l'architecte – c'est le cas de tous les films, dira-t-on, mais ce l'est plus particulièrement dans le cas du Météore.

Mais tout ça n'est que théorie et technique; Le météore excelle sur ces deux plans et s'y prend avec tellement de maîtrise qu'il en finit par se dorer d'une membrane de « poésie pure » parlant avec lyrisme d'un quotidien où la dignité se meurt à petit feu. Delisle se veut l'héritier postmoderne de L'Étranger de Camus, de La Ballade des pendus de François Villon. Il nous restitue dans les souliers d'un condamné qui purgera 14 ans de prison ferme (forcément, car la peine de mort est abolie) et qui doit vivre avec le poids du deuil de sa mère et du monde qui vieillit pendant que lui se durcit. Ainsi, les visions de Pierre font penser à celles du cinéma québécois le plus typiquement paralysé à la différence qu'ici, elles se campent dans la subjectivité littéraire. Inspirée de photographies que l'artiste Anouk Lessard lui a remises, la démarche de Delisle parle de l'incarcération, mais pas du carcéral; du milieu de la drogue, mais pas de la complexité psychosociale qui s'y apparente. À l'instar des personnages de Stéphane Lafleur, de Mathieu L. Denis et Simon Lavoie, ceux de Delisle ont toujours été des voyants stoïques; des gens qui voient, mais qui ne bougent pas. Or, comme Alfred Döblin l'évoquait dans Berlin Alexanderplatz – autre histoire d'un prisonnier, mais infiniment plus groundée –, « c'est que l'essentiel chez l'homme ce sont ses yeux et ses pieds. Il faut savoir voir le monde et puis marcher vers lui ».

Les personnages de ce cinéma voient sans marcher (ne serait-ce pas au moins plus intéressant s'ils marchaient sans voir? comme dans La mise à l'aveugle?) et si jamais un film en vient à matérialiser ce regard vide porté sur le vide, c'est bien Le Météore, une beauté cinématographique de la vacuité. L'auteur poursuit son cinéma de la première et de la deuxième personne du singulier (son deuxième long-métrage s'intitulait Toi), établissant une relation intime entre lui-même et un public à qui il confie ses pensées philosophiques en les prêtant d'abord à des personnages qui ne sont jamais des « il » ou « ils », des « elle » ou « elles » et encore moins des « nous » et pas même des « vous », mais plutôt des « je » incessants. En déposant sa poésie sur une dure réalité de l'existence, Delisle prouve son talent, mais ne dit rien d'autre, car décrire avec un style désinvolte le tragique tapi dans la société, faire du pathos de qualité là où les journaux à rabais trouvent leurs manchettes (« Un prisonnier abattu durant l'enterrement de sa mère! », titrerait le Journal) revient à observer avec la complaisance de l'artiste-savant – comme si l'artiste était le guide touristique du monde moderne – une société où l'humain est à la dérive. Nathalie St-Pierre démontrait qu'il était possible de tout le contraire dans son magnifique Catimini où social, politique et poésie s'entremêlaient sans effort. Sébastien Pilote, plus près du quotidien tranquille, l'avait accompli encore mieux avec son Vendeur. Et bien qu'il soit plus grand poète que nombre de ses contemporains, Delisle n'a, au fond, de talent que pour lui.
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Critique publiée le 7 mars 2013.