Fritz the Cat, depuis longtemps apprivoisé par l'histoire du cinéma, n'en demeure pas moins un film que le passage du temps n'a pas pu dégriffer, et encore moins castrer. Toujours sauvage plus de quarante ans après sa sortie, les aventures de ce matou mal léché, psychédéliques à souhait, paraissent encore fièrement et férocement rebelles alors que le mouvement les ayant engendrées a depuis longtemps été digéré, édenté par l'exacte société contre laquelle il s'insurgeait à l'origine. Incorrigible, irrécupérable, voici un personnage culte qui restera toujours la meilleure des mauvaises influences possibles. Voici de surcroît une oeuvre qui repousse d'un seul coup les limites du cinéma d'animation; une expérience audacieuse, à la fois sur le plan du fond et de la forme qui, par un improbable miracle, fonctionne selon les mêmes normes artistiques et commerciales qu'elle bouscule.
Certains diront que le culot du premier film de
Ralph Bakshi se résume, essentiellement, au malin plaisir qu'y prend son auteur à exposer (avec un enthousiasme sans cesse renouvelé) les organes reproducteurs de ses mignons animaux animés; et, effectivement, cette reconnaissance de l'existence du sexe dans le cadre d'un cartoon ne relève pas que de la provocation. Il s'agit, carrément, d'une révolution. Car le simple fait de remettre en question l'irréprochable « fibre morale » du dessin animé constitue, sans l'ombre d'un doute, une attaque en règle contre les fondements mêmes de cette Amérique bien pensante qui voudrait que le monde ressemble à une publicité de réfrigérateur des années 50. Jusqu'alors exclusivement assignée au sacro-saint registre du divertissement tout public infantilisant, l'animation atteint avec
Fritz the Cat une puberté à laquelle certains souhaitaient qu'elle n'accède jamais : elle baise, fume de la drogue et, pire encore, développe une conscience politique.
Autour d'une structure narrative relâchée, qui s'apparente à celle du
road movie, Bakshi dresse ici le portrait d'une Amérique déchirée, schizophrène - à l'image de New York, cette métropole grouillante et complètement éclatée au coeur de laquelle il campera ses trois premiers longs métrages. À ce titre, notons d'ailleurs que Bakshi est un cinéaste aussi fondamentalement new yorkais que ne le sont
Allen ou
Scorsese. Élevé à Brooklyn, le cinéaste dépeint la ville dans laquelle il a grandit avec une authentique tendresse, fasciné par le chaos et la profonde diversité d'un paysage urbain qu'il s'amuse à illustrer dans toute sa démesure. Alternant entre le réalisme cru et la caricature, jouant parfois sur la mince frontière qui sépare les deux, le ton est surtout sidérant de franchise, formidablement libre.
Esthétiquement, cette désinvolture se traduit par un trait qui déborde et dégénère, s'inscrivant dans la tradition d'une certaine ligne claire pour mieux s'emporter par la suite. Les personnages valsent dans les décors, s'échappent de leurs propres proportions, les « corps » eux-mêmes devenant de puissants moyens d'expression. Cette énergie du dessin alimente celle du film, qui fonce d'une scène à l'autre à un rythme ahurissant - trouvant dans l'état d'hypnose provoqué par quelques intermèdes hallucinés un fantastique contrepoint à cette surenchère exaltante de mouvement qui caractérise l'ensemble.
Mais malgré ses multiples contradictions et sa frénésie kaléidoscopique, le film de Ralph Bakshi a l'étonnant mérite de demeurer extrêmement cohérent - établissant vis-à-vis de son sujet une distance critique, une réserve cynique qui en fait plus qu'une simple curiosité historique. C'est que le cinéaste, déjà, y raconte les années 60 avec le recul des années 70. Les utopies qu'il met en scène y ont en quelque sorte été sabotées par la réalité et ce qu'évoque le film, ce n'est plus tant l'idéalisme qu'un amer souvenir de sa dégénérescence. Fritz s'avère ainsi le symbole d'une Amérique « consommant » furieusement les différentes expériences que met à sa disposition une contre-culture dont, au final, la substance lui échappe. Réduite à l'état de trip hédoniste, la révolte perd ainsi tout sens, toute portée politique, pour ne plus être qu'un geste profondément individualiste s'inscrivant parfaitement dans la logique de la société à laquelle il s'oppose prétendument.
C'est que le film développe une position particulièrement ambivalente, extrêmement pertinente, par rapport à son protagoniste principal. Représentant « exemplaire » d'une génération, Fritz est tout sauf un modèle; et si Bakshi, dans un premier temps, profite aux côtés de son coquin félin des joies de la débauche, ce n'est que pour mieux critiquer subséquemment ce déconcertant dilettantisme avec lequel il passe d'une chimère à l'autre, exploitant les divers idéalismes qui se trouvent sur sa route pour satisfaire ses bas instincts et combattre l'ennui. Inconséquent, l'animal est surtout incapable d'assumer les conséquences de ses actes. Découvrant que sa tirade révolutionnaire a provoqué une violente émeute raciale qui met tout Harlem à feu et à sang, Fritz prend la poudre d'escampette alors que l'armée débarque dans le ghetto - terrifié par le passage de la théorie aux actes.
Plus tard, l'explosion de la bombe que le jeune étudiant pose pour le compte d'un groupuscule terroriste aux affinités politiques nébuleuses ne sera pas dessinée. Bakshi décide à ce moment précis d'utiliser des images filmées qui signalent l'inévitable retour à l'écran d'une réalité à laquelle, tôt ou tard, tout discours est confronté. La fumée se dissipe et ce qui reste au final, de ce rêve qu'a vécu Fritz jusqu'au bout, c'est le mal de tête qui fait suite à toute fête bien arrosée. L'Amérique est demeurée la même : pauvre, injuste, raciste… et la série de photographies sur laquelle défile le générique laisse le spectateur sur une note mélancolique, évoquant la triste beauté d'une société qui a encore du chemin à faire. Que le cinéma d'animation puisse être le théâtre d'un tel conflit entre le réel et sa représentation, voilà d'ailleurs ce qui servira par la suite de ligne directrice à l'oeuvre de Bakshi.