DOSSIER : Le cinéma et ses conjurations
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Zero Dark Thirty (2012)
Kathryn Bigelow

Geronimo

Par Jean-François Vandeuren
Zero Dark Thirty débute sur un simple intertitre nous laissant lire « September 11, 2001 », date n’ayant plus besoin d’être accompagnée de la moindre image pour que le spectateur comprenne automatiquement de quoi il est question. D’ailleurs, plutôt que de présenter de nouveau des extraits de l’attentat qui aura changé le visage de l’Amérique, Kathryn Bigelow placera son public devant un écran noir durant de longs instants, ne confrontant celui-ci qu’à une poignée des innombrables messages de détresse ayant inondé les services d’urgence de la ville de New York ce matin-là. Dans ce refus de faire dans la facilité, de susciter une vive réponse émotionnelle chez ses compatriotes en les interpellant d’une manière trop frontale, la réalisatrice démontre déjà qu’elle est en parfait contrôle d’un projet qui était évidemment destiné à faire couler beaucoup d’encre. Mais ce que Bigelow et le scénariste Mark Boal mettent surtout de l’avant dès le départ, c’est leur compréhension accrue des enjeux et des responsabilités qu’impliquait la production d’un tel film. La moindre décision cinématographique ayant été prise dans le processus de recréation des événements qui auront mené à l’assassinat d’Oussama ben Laden après dix ans de chasse à l’homme s’avère ainsi matière à débat. Mais plutôt que d’être le résultat d’un exercice mené de façon malhabile ou irréfléchie, les réflexions qu’inspire Zero Dark Thirty sont exactement celles que désirait susciter une cinéaste suffisamment allumée pour réaliser que la dernière décennie de politique américaine aura été des plus ambigües. Une décennie au cours de laquelle aucune décision n’aura pu être totalement défendue ni entièrement condamnée. Une décennie où se seront également opérés des changements pour le moins drastiques dans la façon de faire, et surtout de concevoir la guerre.

Le septième art aura été particulièrement rapide durant les années guerrières ayant suivi les attentats de septembre 2001 pour immortaliser par la voie du drame et questionner par celle du documentaire les nombreux travers ayant marqué les deux mandats de l’administration Bush. Le présent exercice devait d’ailleurs traiter au départ de la bataille de Tora Bora survenue en décembre 2001, lieu où l’on croyait jadis que se cachait Oussama ben Laden. Le duo derrière le percutant The Hurt Locker aura néanmoins pu compter sur l’apport d’individus ayant été impliqués de près à différents stades des opérations pour pouvoir produire et livrer un document aussi tangible que pertinent, et ce, à peine dix-neuf mois après la mort du chef d’Al-Qaïda. La cinéaste nous fera également sentir l’important changement de mentalité qui s’opérera à la Maison-Blanche à travers les méthodes de travail employées par Maya (Jessica Chastain), une jeune agente de la CIA, et ses acolytes. Les interrogatoires musclés et les séances de torture de l’ère Bush laisseront alors la place aux procédures beaucoup plus discrètes, méthodiques et effectives de l’ère Obama - que Bigelow présentera d’ailleurs comme un leader beaucoup plus lucide, et surtout soucieux de ne pas répéter les mêmes erreurs que son prédécesseur. La simple idée de proposer pareille production alors que la fumée commence à peine à se dissiper plutôt que de laisser passer quelques années pour porter un regard à tête reposée sur les événements en dit évidemment long sur la nature des intentions d’une telle entreprise. Le tout évoque certainement un désir de mettre un point final à une saga semblant désormais appartenir autant à la réalité que la fiction, de permettre à une nation de passer finalement à autre chose, même si Bigelow sait pertinemment que toute cette histoire est encore loin d’être terminée.

La réalisatrice et son équipe effectuent un travail tout aussi transcendant sur le plan de la forme alors que le montage comme la composition et la profondeur des cadres laissent constamment paraître d’inévitables contradictions tout en faisant progresser une intrigue ne cachant jamais ses influences westerniennes vers des avenues dont les principaux acteurs ne pouvaient déroger. La trame narrative de Zero Dark Thirty sera d’autant plus ponctuée par les autres attaques meurtrières perpétrées par Al-Qaïda au cours de la dernière décennie, formant un fil conducteur nous permettant de positionner ces incidents à l’intérieur d’un schéma beaucoup plus complexe et perceptible que celui se mêlant ordinairement à notre quotidien à travers les journaux et les différents bulletins télévisés. Mais comme dans The Hurt Locker, il est surtout question ici d’hommes et de femmes pris au coeur d’une situation extrêmement délicate dont ils ne sont pas directement responsables. Le détachement émotionnel sera donc de nouveau indispensable. Maya progressera à travers les séances de tortures en se cachant sous une perruque noire afin, évidemment, de masquer son identité, mais aussi d’évacuer sa personnalité propre pour faire ressortir celle de quelqu’un capable de composer avec pareille violence. Il finira également par être question de ce moment où les émotions se mêleront au travail, où les proches perdus au combat conféreront soudainement une dimension plus personnelle et appuyée à une quête déjà on ne peut plus claire en soi. Ainsi, si les ambitions cinématographiques de Zero Dark Thirty demeurent assez différentes de celles qu’aura défendues Bigelow dans le film qui lui aura permis de mettre la main sur son précieux Oscar en 2009, les thèmes forts et les préoccupations habitant autant son discours sur la guerre que la dimension plus spectaculaire de l’effort demeurent pour leur part essentiellement les mêmes.

La réussite d’une telle entreprise - qu'il était évidemment impossible de prendre à la légère - dépendait fortement de l’approche privilégiée par son instigatrice. À cet égard, Bigelow signe une oeuvre extrêmement articulée, et surtout d’une sobriété exemplaire, évitant les pièges d’usage pour offrir une vision de la guerre remettant continuellement en question les passions qu’elle peut susciter. La réalisatrice se positionne du coup à l’opposé total d’un Michael Bay, offrant une représentation tout aussi exhaustive du système militaire et des services secrets américains, mais sans jamais en faire une glorification excessive, bien au contraire. Bigelow jouera d’ailleurs d’ironie d’entrée de jeu alors qu’un agent de la CIA accusera un prisonnier d’avoir plongé l’humanité toute entière dans la honte le 11 septembre 2001… juste avant de le torturer. C’est sur ce fil très mince que Zero Dark Thirty parvient miraculeusement à demeurer en équilibre tout en avançant la tête haute, s’imposant au bout du compte comme le meilleur film qui aurait pu être fait sur le sujet. Comme le démineur interprété par Jeremy Renner fonçait tête baissée vers la bombe à désamorcer, la mission visant à retrouver Ben Laden - plus mort que vif - avait pour objectif de faire passer un message, de faire savoir que les États-Unis ne reculerait devant aucune menace. La dernière image de Zero Dark Thirty exprimera parfaitement l’idée que tout est encore loin d’être gagné, arrivant au bout de la même boucle du récit de vengeance le plus typique en en tirant sensiblement la même morale. Mais si tout ce bourbier peut encore paraître sans issues à plusieurs égards, la fin se devait tout de même de commencer à apparaître au loin, même s’il ne s’agit au fond que d’un mirage.
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Critique publiée le 10 janvier 2013.