DOSSIER : Le cinéma et ses conjurations
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Boxer and Death, The (1963)
Peter Solan

Le ring des idées

Par Mathieu Li-Goyette
Quelques années après la diffusion publique des archives de la découverte des camps de concentration par les forces alliées au lendemain de la guerre, les oeuvres ayant pour sujet le traitement des prisonniers se multiplient, chacun des pays de l'Europe libérée prononçant son discours de la résilience et du martyr auprès de la communauté internationale qui a les oreilles tendues et les yeux grand ouverts : le devoir de mémoire va de soi, aussi collectif qu'il est instinctif. Puisque chaque nation emmagasine une charge émotive liée au traumatisme concentrationnaire dont le cinéma sera le principal exutoire, le thème des camps rebondit d'année en année, révélant non plus ce qu'il advenait des détenus (Nuit et brouillard s'était déjà chargé de dressé les protocoles de la majorité des camps), mais bien les micro-histoires qu'il pouvait y naître, chacune d'entre elle étant, plus ou moins que la précédente, la réaffirmation d'une noblesse humaine entachée par la sauvagerie nazie. The Boxer and Death, récit d'un ex-boxeur slovaque et juif, rend honneur aux sports de combat tout en parvenant à souligner l'ensemble des contraintes propres aux camps lorsque l'officier en charge des lieux (lui-même boxeur) prendra sous son aile le captif.

Chouchouté par le commandant sans en être le kapo, Kominek (Stefan Kvietik, vedette tchèque dans un premier rôle marquant) fait le grand écart entre les faveurs de son supérieur (du pain glissé sous la table, des bières le weekend, un entraînement privilégié, bref, un entretien du corps qui n'était pas celui des travaux forcés) et le regard méfiant de ses compatriotes. Tous veulent maintenant être l'ami de celui qui, un jour peut-être, parviendra à mettre K.O. le plus haut représentant d'Hitler dans les parages. Pour les détenus comme pour les officiers qui les surveillent, la relation qu'entretiennent Kominek et Kraft (Manfred Krug, avant sa carrière de star pop, au micro comme au petit écran) est mal vue d'une part parce que l'un est choyé de cadeaux, d'autre part parce que son supérieur s'abaisse au niveau d'une « sous-race » et, par les règles du sport, prend le risque d'être mis au tapis. Or, qu'arriverait-il si Kominek retrouvait ses forces d'antan à force d'être goinfré par le médecin nazi du camp (savant un peu fou prétextant qu'il s'agit d'une expérience sur la réhabilitation des sportifs et la régénération accélérée d'une masse musculaire affadie)? Qu'arriverait-il si, lors du magnifique duel final entre les deux taureaux, le Juif battait le nazi? Poussés au bout de leur relation sportive, les deux hommes se rapprocheront jusqu'à essuyer la sueur de leur combat sous la même douche, face-à-face, nus, officier du Reich et martyr de l'étoile de David dans un cadre unique, singularisés par la haine symbolique qui les sépare, réunis par la franche camaraderie à peine secrète qu'ils entretiennent au nom du fair-play.

The Boxer and Death marque l'imaginaire post-léniniste, s'inscrit profondément dans une Tchécoslovaquie qui stagne, qui se demande encore si les idéaux communistes officiels, lorsqu'ils sont appliqués par les descendants de Staline, ne sont pas du toc, du totalitarisme déguisé. Le boxeur s'extrait de la masse, d'un système où l'union des prisonniers favorise leur survie; ces affamés ne se trahissent jamais, sont prêts à rester 24 heures debout pour protéger deux évadés, risquent la chambre à gaz ou une balle dans le crane en refusant d'être délateurs de leurs manigances communes et broche à foin. Amené à s'entraîner pour se dépasser, se musclé et s'extraire de cette masse, Kominek doit se faire le surhomme que Kraft attend de convoquer en duel, l'encourageant durant toute la première moitié du film à ne plus être un « porc » (les autres prisonniers conservent le sobriquet comme en témoignent les scènes où ils se badigeonnent de boue pour se laver), mais bien un sportif, imposant tout à coup à un Juif slovaque une dévotion germanique à la discipline du corps, la même que promulguait Leni Riefenstahl dans ses images d'olympiens érotisés, sublimés dans l'orgasme de la victoire et de l'élévation d'un individu au-dessus de ses semblables.

Peter Solan pose donc un enjeu idéologique au coeur de son film, un enjeu qui, puisqu'il ne pouvait y avoir de bonne réponse (à savoir rester prisonnier pour participer à un effort de survie collectif ou bien tenter le tout pour le tout et vaincre en solitaire), est désamorcé dans l'avant-dernière séquence du film où Kraft, frustré d'avoir perdu son dernier combat contre Kominek, décide de lui rendre sa liberté plutôt que de le renvoyer dans son dortoir. Croyant que son adversaire le laissera partir sans causer une énième hécatombe dans le camp (le croyait-il vraiment? Solan demeure flou sur cette question), le survivant accepte, confus, de plier bagages. En résolvant le dilemme idéologique de son film par un abus de pouvoir du nazi, Solan nous berne, nous dit qu'en dépit des gloires sportives et des efforts de son héros, la survie de l'un peut bien valoir la mort des autres.

Cynisme à l'état pur, le dernier plan de The Boxer and Death présente Kominek titubant vers la liberté sous le son d'une alarme sonnée, annonciatrice d'un gazage massif. Nous voilà sur le précipice de la Nouvelle Vague tchèque, à quelques mois de l'entrée de la sortie d'une vague de films moins noirs, plus sympathiques et faussement anodins. Pour Solan, vétéran des années 50, le bourgeon effervescent du début des années 60 et des premières annonces de réformes pour un communisme qui souhaitait retourner aux bases marxistes du parti l'a mené à filmer cette dure bataille corporelle et idéologique mise en évidence par un duel de boxe dont le titre était, lui aussi, une mise en opposition de la vigueur de la vie batailleuse et le gouffre boueux - celui des prisonniers - de la mort. Ni la surhumanité germanique ni la tortue communiste du serrage de coudes ne parviendra à sauver ces personnages condamnés par des forces qui les dépassent.

Faisons dans le sophisme. Le corps est politique (et politiquement nécessaire), disait Foucault. Puisque le sport est un entretien compétitif du corps, le sport est-il politique? Est-il, comme le Comité olympique le martèle, un non-lieu de la politique? Peut-on associer la discipline mentale d'un athlète, ses origines sociales et ses allégeances politiques par sa performance dans l'arène?

Sans jamais tomber dans le symbolisme manipulateur (voir Rocky IV), mais sans non plus insister sur le réalisme (encore classique, Solan se refuse la caméra à l'épaule qui avait magnifié la boxe au cinéma dans le Golden Gloves de Gilles Groulx deux ans plus tôt), l'auteur concentre son talent de metteur en scène à jouer avec l'inclusion (ou non) de personnages dans le cadre en réponse à des champs-contrechamps s'alignant souvent à 180 degrés. En s'appliquant à son métier, Solan rapporte le discours de son film à une manière de filmer la dualité et de la balancer en toute équité, et ce, avec des moyens on ne peut plus réduits. En résulte une impression de collision violente entre deux extrêmes politiques et idéologiques dont les réverbérations allaient servir au sonar des jeunes Tchèques qui, sans nécessairement avoir connus la guerre, constataient que quelque chose clochait dans cette histoire de boxe et de mort, que la vie ne pouvait se résumer à être exploitant ou exploité et qu'au-delà de ce schéma fondamentalement violent, une alternative devait bien exister. Il ne restait plus qu'à la mettre sur pieds.
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Critique publiée le 12 décembre 2012.