DOSSIER : Le cinéma et ses conjurations
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All the President's Men (1976)
Alan J. Pakula

La riposte

Par Jean-François Vandeuren
Ironiquement, c’est un coup de chance que l’affaire du Watergate se soit déroulée à un moment où le cinéaste Alan J. Pakula venait tout juste de s’investir dans deux thrillers à saveur politique qui auront redéfini le genre à bien des égards. Robert Redford aura d’ailleurs joué un rôle significatif dans la concrétisation de cet ultime volet d’une trilogie de films qui auront témoigné de manière percutante de l’état d’une population de plus en plus concernée par l’emprise exercée par son gouvernement sur les sphères sociale et privée, ainsi que par ce qui pouvait se tramer dans les coulisses du pouvoir et dont elle ne savait généralement que très peu de chose. Déjà fort de sa participation à l’excellent Three Days of the Condor de Sydney Pollack, l’acteur aura ainsi acquis les droits du livre All the President’s Men des journalistes du Washington Post Bob Woodward et Carl Bernstein, lequel retrace le processus d’enquête ayant permis aux deux hommes de faire la lumière sur l’un des plus gros scandales politiques de l’histoire des États-Unis. Le présent exercice demeure très certainement l’oeuvre la plus emblématique de ce mouvement, celle qui aura pu aborder le plus directement toutes les problématiques lui étant rattachées en allant au-delà de la fiction pour traiter du cas qui sera venu planter le dernier clou dans le cercueil d’une administration face à laquelle le taux de satisfaction comme le niveau de confiance s’effritaient à vue d’oeil. All the President’s Men retrace plus particulièrement les sept premiers mois de la couverture du Post de cette affaire à laquelle très peu de quotidiens auront accordé d’importance au départ. Une quête de vérité qui, deux ans et plusieurs condamnations plus tard, mènerait ultimement à la résignation du président Nixon.

Le climat d’anxiété et de paranoïa régnant sur All the President’s Men s’avère évidemment palpable du début à la fin. Comme dans The Parallax View, Pakula n’hésitera pas non plus ici à étirer certaines séquences en longueur afin d’en relever l’importance comme le sentiment d’inconfort pouvant en émaner et cette tension des plus saisissantes sur laquelle le réalisateur garde toujours une main mise. Nous suivrons ainsi les deux intrépides reporters tandis qu’ils tenteront de remonter jusqu’à la source d’une histoire pour laquelle très peu des individus auxquels ils tenteront de soutirer de l’information seront prêts à se mouiller, eux qui ne se contenteront que de confirmer certaines pistes tout en insistant pour demeurer sous le précieux couvert de l’anonymat. Il sera vite clair qu’il y a anguille sous roche de par la façon dont ces derniers nieront les faits, se rétracteront subitement ou refuseront carrément de parler, comme s’ils avaient toujours l’impression d’être étroitement surveillés par les individus qu’ils ont accepté de servir, comme si une tierce personne réussissait à tout coup à s’interposer entre eux et les journalistes pour les empêcher de parler. Pakula aura réalisé à cet effet plusieurs scènes d’anthologie qui auront été reprises à répétition par la suite par ses compères, que l’on pense aux rencontres on ne peut plus marquantes entre Woodward et son informateur dans un sombre recoin d’un stationnement souterrain. Pakula s’attaquera du coup à la notion même d’allégeance politique, qui sera continuellement remise en question par les citoyens ayant participé au comité de réélection du président. La plupart des individus rencontrés affirmeront en ce sens être des républicains convaincus, mais ne sauraient malgré tout accepter les pratiques déloyales mises en oeuvre par leur parti par pure partisannerie.

Parallèlement, le film de Pakula propose un formidable regard sur le travail comme l’univers journalistiques. Le réalisateur américain rend bien évidemment un hommage on ne peut plus senti à la détermination des deux rédacteurs (campés avec fougue par Robert Redford et Dustin Hoffman) qui auront su aller au bout de cette affaire. L’accent sera d’ailleurs mis exclusivement ici sur leur vie professionnelle et leur travail d’équipe sans que la progression de la relation entre ces deux reporters qui n’avaient pas encore eu la chance de se faire valoir ne suive un arc dramatique traditionnel où le duo aurait dû faire plus amples connaissances avant de développer une certaine complicité, trame vers laquelle pointera un premier contact pas totalement amical entre Woodward et Bernstein avant d’être aussitôt tassée du revers de la main par Pakula. All the President’s Men s’impose du coup de par la façon dont il témoigne de la réalité journalière comme de l’atmosphère régnant dans les locaux d’un grand quotidien. La caméra du directeur photo Gordon Willis s’immisce dans les réunions d’éditeurs, observe les protagonistes durant de longs instants tandis que ceux-ci s’affairent à la tâche et que résonne en arrière-plan le bruit des machines à écrire et s’active ce microcosme de diffusion de l’information. C’est à ce niveau que la minutie comme la grande patience de Pakula rapportent définitivement le plus au final, son triomphe passant à la fois par son excellente gestion de plateau et la clarté des méthodes employées pour permettre au spectateur de comprendre automatiquement les enjeux sous-jacents à la publication d’un reportage et à la récolte des faits menant à sa rédaction, processus dont nous ne sommes évidemment pas toujours conscients lorsque nous entamons la lecture d’un journal le matin venu.

Nous n’aurions donc pu imaginer scénario plus approprié - et d’autant plus réel - pour mettre le point final à la remarquable initiative cinématographique d’Alan J. Pakula, lequel s’impose toujours comme une oeuvre phare du récit d’enquête. Comme dans The Parallax View, l’Américain nous fait parfaitement ressentir tout le poids d’une menace sous-jacente et de plus en plus omniprésente dont il nommera abondamment les grands acteurs tout en ne présentant la progression de l’intrigue que du point de vue des journalistes du Washington Post désirant les révéler au grand jour. Créateur d’ambiances exceptionnel et cinéaste doté d’un sens du rythme tout aussi effectif, et ce, aussi bien dans les moments frénétiques que plus posés, Pakula aura su rendre particulièrement trépidante un récit fort en dialogues - tout aussi précis, cela dit - dont l’action est en soi basé sur l’accumulation des révélations ayant permis à l’enquête d’évoluer. La puissance d’All the President’s Men repose ainsi en grande partie sur sa représentation de la détermination de l’homme dans sa quête de vérité face à un pouvoir ne pouvant pas toujours s’en tirer à bon compte.  Après l’inquiétant pessimisme qui planait au-dessus du scénario sans issue de The Parallax View, la population américaine pouvait enfin oser croire que tout n’était pas totalement joué d’avance. L’une des séquences les plus marquantes du présent exercice demeure à cet effet celle où Woodward et Bernstein rédigeront l’article qui allait secouer une bonne fois pour toute les fondations de l’administration Nixon. Les deux hommes sont alors installés silencieusement à leurs bureaux respectifs tandis que sur les écrans de télévisions à proximité défilent les images de l’assermentation du trente-septième président. L’heure était alors au changement pour une Amérique qui ne pouvait plus vivre continuellement dans l’ombre d’elle-même, là où elle ne s’était jamais sentie en sécurité ni à l’abri des regards indiscrets.
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Critique publiée le 4 décembre 2012.