DOSSIER : Le cinéma et ses conjurations
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Parallax View, The (1974)
Alan J. Pakula

La version parallèle des faits

Par Alexandre Fontaine Rousseau
The Parallax View, ce pourrait n'être qu'une seule séquence et ce serait déjà un grand film américain. Il s'agit de celle où Joseph Frady / Warren Beatty, croyant infiltrer l'organisation sur laquelle il enquête, est exposé à une projection test servant à endoctriner les futurs assassins formés par la corporation en question. Nous étions, jusqu'alors, « prisonniers » de la forme classique; l'intrigue, rondement menée, nous avait porté de manière parfaitement logique jusqu'à ce siège où s'installe maintenant Beatty… Pour un instant, le spectateur espère qu'il s'approche de la vérité.

Puis les images envahissent l'écran à un rythme de plus en plus soutenu et le récit conventionnel cède le pas à un autre film, un film dans le film dont la forme évoque la propagande, la manipulation du subconscient par l'entremise de l'image. Trois ans plus tôt, Pakula nous avait déjà fait le coup dans Klute en mettant en scène le voyeurisme par l'entremise d'une médiatisation du désir sexuel. C'est-à-dire qu'il avait subtilement disjoncté les conventions du spectacle hollywoodien classique en dévoilant son fonctionnement, sa manière habile de manipuler les désirs du spectateur en lui octroyant un pouvoir temporaire, l'illusion licencieuse de pouvoir épier l'intime par le biais d'un dispositif technique.

The Parallax View pousse plus loin cette critique de l'appareil cinématographique, en exposant très explicitement la nature manipulatrice du spectacle qu'il véhicule. Il le fait en dérogeant aux règles établies, en faisant exploser les limites d'une forme mensongère dont la principale stratégie en est une d'invisibilité. C'est par ce parallèle entre cinéma et politique, aussi, qu'il s'attaque au pouvoir tel qu'il se déploie dans les sociétés contemporaines - un pouvoir dont la force repose justement sur le fait qu'il « n'existe » pas, qu'il est anonyme, décentralisé et dès lors « impossible » à cibler.

On pourrait dire que le film de Pakula cherche à représenter l'invisible, à donner une forme tangible à un concept qui, pour sa part, n'en a pas. Le complot, après tout, demeure une notion somme toute abstraite - une complexe arborescence dont les ramifications s'étendent à l'infini. Ultime fiction politique de « l'après Kennedy », The Parallax View tente de mettre en scène non pas la vérité, mais plutôt son opposé : la mystification. D'où cette image qui ouvre et clôt le film, celle d'une commission d'enquête siégeant dans l'ombre, niant jusqu'à l'existence d'un complot dont le scénario à révélé l'existence.

Cette répétition confirme le cynisme du constat : le système qui bloque l'accès à la vérité est trop bien construit, trop bien installé, pour être renversé par un seul homme. L'image qui boucle la boucle est aussi impénétrable que celle sur laquelle débutait le film. Pas de happy end au programme; le spectateur assiste impuissant à l'établissement d'une version officielle des faits qui contredit tout ce dont il a été témoin. Le voilà réduit au silence par une mise en scène qui, au lieu de le réconforter, alimente sa colère. The Parallax View n'est pas comme tant d'autres un film sur l'injustice. C'est un film injuste; et la dextérité de son discours repose en grande partie sur cette nuance.

All the President's Men offrira deux ans plus tard une mince lueur d'espoir au public américain - réhabilitant le système (tout en le remettant une fois de plus en question) en réaffirmant ce potentiel effectif, ici réfuté, d'un contre-pouvoir capable d'exposer ce qui se trame dans les coulisses. Mais dans The Parallax View même le journaliste, héros politique par excellence dans la mythologie cinématographique américaine, est incapable de sauver la démocratie en péril. Gangrénée de l'intérieur, celle-ci n'offre plus qu'une façade à des conflits se déroulant dans l'ombre, à l'abri des regards.

Il n'est donc pas surprenant que l'impeccable direction photo de Gordon Willis soit à ce point obscure, l'image gravitant parfois vers les frontières du visible - comme si tout contribuait à étouffer le champ de vision, à accentuer l'impression d'un réel illisible, impossible à déchiffrer. Willis, de plus, cadre l'architecture moderne de manière à exacerber le sentiment d'aliénation qu'inspire la complexité de ses formes chargées, torturées. Pareillement, les rouages de l'intrigue demeurent jusqu'à la toute dernière minute imprécis, le fin mot de l'histoire échappant constamment à l'entendement par d'habiles omissions, d'ingénieuses fausses pistes qui trouvent leur raison d'être, au-delà du simple suspense qu'elles génèrent, dans cette impression d'aveuglement qu'elles créent.

Cet aveuglement, le spectateur le partage avec Beatty qui, installé lui aussi dans un siège, devant un écran, croit qu'il s'apprête à démasquer les coupables alors qu'au contraire ce sont les coupables qui vont le démasquer, lui, et le prendre au piège. L'impitoyable efficacité de la conclusion, la cruelle précision au gré de laquelle tout se déroule semble d'autant plus tragique, d'autant plus troublante qu'elle apparaît en rétrospective parfaitement logique. En un mot : inévitable. Thriller politique exemplaire, The Parallax View entretient ce doute profond semé par Klute, volet précédent d'une trilogie dont l'arc narratif paraît aujourd'hui parfaitement limpide et réellement visionnaire.
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Critique publiée le 3 décembre 2012.