Qu’est-ce qui arrive lorsque la santé mentale d’une nation, une institution trop grande pour échouer, est ébranlée à un point tel que sa psyché est irréparable? Un écho résonne, de la bourse jusqu’aux foyers citoyens. Des certitudes sont démasquées comme des écrans de fumée. Pour avoir une nation unie, nous devons préserver cette illusion institutionnelle, car elle nous sauvegarde des précipices, conserve l’espoir et assure l’empathie. Elle dose la population, à la même saveur que les films de propagande de la Deuxième Guerre mondiale ou bien de la tricherie du
F for Fake d’
Orson Welles où la réalité se contorsionne à un tel point que sa membrane ne peut qu’éclater.
C’est sous cette réalité toute contemporaine que le réalisateur australien
Andrew Dominik nous livre son troisième long métrage,
Killing Them Softly. Adaptation du roman
Cogan’s Trade de George V. Higgins, il n’est qu’un tremplin pour nous livrer une étude multidimensionnelle de l’état économique, existentiel et social des États-Unis. En effet, le film ne fonctionne aucunement comme une critique – même si sa sévérité peut parfois transparaitre dans l’opinion de ses personnages –, mais plutôt comme une sorte de mise au point. En utilisant des vétérans du genre (
James Gandolfini,
Ray Liotta), Dominik nous prépare à sa propre version d’un film de gangsters. Il lance ses événements, crus et déprimants, et met en place son éventuel dénouement tragique.
Deux petits escrocs – Frankie (
Scoot McNairy) et Russell (
Ben Mendelsohn) – décident de cambrioler une partie de cartes supervisée par de gros joueurs du crime organisé en Nouvelle-Orléans. Pour remédier à ce problème, les dangereux patrons décident d’engager le tueur à gages Jackie Cogan (
Brad Pitt) pour trouver les coupables.
Certes, Dominik travaille avec une prémisse très simple : des escrocs qui volent des escrocs, un archétype des films de genre naviguant dans la dangereuse marée du vice. Mais, comme nous l’avions déjà mentionné, il utilise le tout comme prétexte pour raconter un récit que nous connaissons amplement. À vrai dire, il nous donne un cours d’histoire. En utilisant la course électorale de 2008 et la grande victoire de Barack Obama, il contextualise à nouveau le fameux rêve américain. La marque de commerce des États-Unis, le « rags to riches », reste une priorité pour un peuple qui traverse l'une des plus grandes récessions de la décennie. C’est le moment où l’espoir et l’ignorance deviennent des sentiments que chacun de ces habitants s’approprie. C’est, en fait, l’appât du gain et les récompenses pour un service rendu qui sont au cœur de cette étude portée à l'écran. La mise en contexte s’efface tranquillement pour faire place à de grands questionnements culturels. Cette approche consacre Killing Them Softly comme la vision cinématographique la plus vraisemblable et la plus cohérente de cette crise. Elle sert de miroir à un peuple qui aurait peur d'y reconnaître sa propre réflexion.
C’est donc avec cette approche que Dominik revisite des terrains battus avec le regard d'un humaniste, voire d'un anthropologue. Dans la même lignée que son film précédent, The Assassination of Jesse James by the Coward Robert Ford, le réalisateur entame cette quête en revisitant des genres bien établis pour en questionner ses fondations. Le but de cet exercice n’est aucunement de réinventer le genre, mais bien de s’y interroger sur ses préconceptions qui sont profondément ancrées dans notre mémoire collective. Une tâche beaucoup plus introspective et qui pose plusieurs embuches. Ces types de films – Heaven’s Gate de Michael Chimino serait l'exemple idéal – respectent encore plus le genre que les films phares qui lui ont donné ces lettres de noblesse. Que ça soit au niveau de sa grammaire ou de son Histoire, la puissance de nos souvenirs peut parfois être aussi tangible que le chef-d’œuvre d’un faussaire (rappellons-nous F for Fake). C’est avec cette idée – que l’original à toujours été un faux, que le genre n'a jamais été vrai – que Dominik tente de créer un film socialement conscient et vraisemblable sur toute la ligne.
« I like to kill them softly, from a distance… » avoue Jackie au représentant (
Richard Jenkins) de ses patrons. Ce détachement, cette impersonnalité, est souvent un trait commun aux personnages de tueurs du genre. Mais, dans le monde créé par Dominik, cette maxime s’aligne encore plus avec l’état des choses et la crise existentialiste qui fait rage. Affligée en partie par les coûts élevés de la guerre, par des ouragans dévastateurs et des banques téméraires, la confiance américaine est finalement détrônée par des problèmes trop apparents pour être occultés à nouveau. C’est avec cette idée maîtresse que Brad Pitt livre l'une des meilleures performances de sa carrière, qu'il s'avère moins excentrique que Tyler Durden ou Jesse James et qu'il n’explose très peu sous ses allures d'homme calme, minutieux et cérébral. C’est cette absence de théâtralité qui le rend terrifiant et qui dégage cette confiance qui domine le film. Il se présente comme la voix de la raison, de la science infuse dans une société en déclin. C'est son aura de logique terrifiante qui remplit le cadre du film de Dominik et c'est à travers elle qu'on redécouvre enfin l'Amérique contemporaine.
Somme toute, Killing Them Softly s’affiche comme étant le film honnête faisait preuve sang-froid avec entre les mains un sujet bien délicat. Il est important de réitérer que le film n’est pas une critique. Il est une étude. Il me paraît très cynique de dire qu’elle ne fait que poser le blâme sur les coupables évidents. Ce sont des évènements qui sont véridiques et prouvés. Le ton et le choix d’en parler ne font pas de Dominik un homme de dissertation, mais bien le révélateur d'une condition. Son opinion se dissipe face aux faiblesses et aux échecs du peuple étasunien qu'il filme. Nous sommes face à face avec un moment de vérité, le nôtre, celui dont nous n'avons jamais été alertés, celui dont nous n'avons jamais eu un appel aux armes. La bataille de l'économie et du politique est passée, nous dit Dominik. Nous l'avons perdu sans l'avoir combattu, sans l'avoir aperçu. Voilà l'histoire qu'il nous force à revisiter, l'histoire d'une nation fondée sur le mercantilisme et la prospérité trafiquée, une histoire nationale où la fin a toujours justifié les moyens, qu’ils soient physiques, politiques ou psychologiques.
« America's not a country, it's a business », nous dit très honnêtement Jackie Cogan.