DOSSIER : Le cinéma et ses conjurations
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Life of Pi (2012)
Ang Lee

Contemplations synthétiques

Par Mathieu Li-Goyette
Le style d'Ang Lee ne fait pas consensus. Pire encore, on semble prendre plaisir à geindre devant ses explorations visuelles, sa recherche picturale qui n'a que très peu d'équivalents; Lee est toujours en quête des meilleurs outils possible dans l'espoir d'illustrer le cœur de l'âme de ses personnages, que ce soit les muscles boursouflés d'un géant vert ou les panoramiques romantiques des montagnes du Wyoming. Ainsi, Life of Pi représenterait l'apogée d'une certaine réflexion du cinéaste sur l'image de synthèse, sur ses qualités comme sur la manière dont on l'utilise aujourd'hui. Entamée avec le mésestimé Hulk, poursuivie avec Taking Woodstock, cette pensée artistico-philosophique sur la collision entre le virtuel et le réel s'exemplifie par le biais d'une 3D magnifique et d'un film qui l'est tout autant. Life of Pi n'est pas l'Avatar d'Ang Lee – c'est ce que disent déjà de nombreux critiques, mettant l'emphase sur la technique plutôt que sur le discours –, mais plutôt sa propre exploration de la contemplation expliquée aux enfants, un genre de fictionnalisation de la série de reportages Planet Earth produite par la BBC, la culmination technocratique d'un romantique classique né à l'ère du numérique.
 
Néanmoins, la comparaison avec Avatar n'est pas si mensongère. Comme lors de chacune des sorties en salles auréolées de cette « 3D » placardée partout – je pense plus particulièrement au film de Cameron, mais aussi à Hugo – il est question d'enseigner aux jeunes générations le plaisir de la contemplation d'une manière inédite. À chaque époque vient sa nouveauté technologique et si, force est d'admettre, la nôtre semble vouloir se constituer autour de cette troisième dimension et de cette nouvelle profondeur, le calcul est simple : ces lunettes créeront un effet de rareté, balayeront les images si abondantes (de la télé, de la pub, des panneaux, de la tablette et du téléphone) en échange d'un Saint des Saints actualisé, un espace où l'on laissera le réel à la porte. C'est le pari d'Ang Lee que de perpétuer cette tradition du spectaculaire, mais surtout du conte, car là où Avatar était une fanfaronnade synthétique, patriotique et foncièrement guerrière, Life of Pi enseigne la compassion plutôt que le tir au fusil, puis la survie en forêt au lieu de l'équitation sur ptérodactyle multicolore. En demeurant ancré dans cette posture narrative – soulignée par l'inclusion d'un alter ego de l'écrivain Yann Martel – Lee parvient à ficeler une histoire complexe qui ne perd jamais de son lyrisme à fleurs de peau. Superpositions, fondus enchaînés contrôlés, animaux marins titanesques, l'univers du Canadien prend ses ailes et se blotti contre celui du Taïwanais.
 
Ce lent passage d'une forme littéraire à une forme cinématographique, d'un monde tangible à celui, intangible, des visions fantastiques de Pi Patel (surprenant inconnu nommé Suraj Sharma) incante son sortilège dès le générique. Sur fond de zoo indien (celui de Pondichéry et de son quartier français), des animaux observent les barreaux de leurs cages et les noms d'artistes et d'artisans se succèdent, se déposant sur l'image. Au fil du générique et de notre entrée dans l'univers du jeune homme dont nous suivrons l'aventure, les titres s'imbriquent dans l'espace diégétique du film. Le passage d'un éléphant balaie la mention d'un technicien, les lettres formant les noms des producteurs luttent contre la présence des singes, « Ang Lee » se dissipe dans une flaque d'eau. Quant à eux, personnages principaux mais muets de l'aventure, zèbres, girafes et gorilles se font peu à peu numériques, transformant leur véritable fourrure dans un amas de pixels aux algorithmes étourdissants, ceux calculant l'ondulation d'un pelage ou la luisance d'un palais buccal. Le monde se numérise sous nos yeux, se fonde à nouveau pendant que l'alter ego de Martel (Rafe Spall), surnommé simplement « The writer » au générique, questionne un Pi Patel incarné par le célèbre Irrfan Khan, plus âgé et vivant à Montréal (le spectateur attentif prendra sûrement plaisir à reconnaître certains lieux-clé de la métropole) qui se propose de lui raconter une histoire dont il décidera s'il veut y croire ou non. En utilisant le schéma narratif de The Man Who Shot Liberty Valance de John Ford, Lee trouve sa propre phrase somme, son propre « When the legend becomes a fact, print the legend » des temps modernes en appliquant cette métaphore de l'art narratif aux réalités technologiques d'aujourd'hui.
 
Et il y a un peu de génie dans cette transposition, autant qu'il y en a dans le livre original à nous mener par le bout du nez dans un conte qui ne l'est que par nécessité. Sauvé par le récit, Pi Patel l'est dans le roman qu'il l'est dans le film à la différence qu'ici, l'instance narratrice est personnifiée dans un échange où la 3D disparaît et où Lee a recours à un découpage non loin des documentaires les plus anodins. Le contraste ainsi créé entre le « réel » et la « fiction » écarte ces deux extrêmes avec nous, à mi-chemin entre le désir de vraisemblance et le plaisir du conte. La table est mise et l'odyssée de Pi à travers le Pacifique peut désormais commencer.
 
Et quelle odyssée. Un navire coulé, des animaux à bord d'une chaloupe de sauvetage, une horde de poissons volants, une mer de méduses, l'émerveillement de quitte jamais l'écran et Lee s'efforce de l'entretenir deux heures durant. D'abord en changeant fréquemment le format de son canevas (il passe impunément du 1:33 au 1:66 au 1:85 – l'effet marche en salles, mais risque d'être fortement dénaturé une fois arrivé sur les téléviseurs) et en utilisant de nombreuses images miroitantes créant une symétrie bluffante entre l'océan et le ciel, Lee peuple son film de multiples figures du double allant des animaux accompagnant Pi jusqu'à la pensée spirituelle du protagoniste. Confronté à une mort certaine, entouré de bêtes qu'il ne parvient pas à dompter, le jeune survivant oppose son besoin de croyance (il est adepte de trois religieux plutôt qu'une!) aux forces qui l'entourent. Life of Pi devient soudainement la rencontre forcée entre un besoin inhérent de foi, d'organisation spirituelle et de cosmogonie se heurtant à l'indifférence des vagues et des vents marins. Alors que Pi s'attache au tigre tandis que ce dernier se laisse dominer, le réalisateur joue de cette dichotomie entre l'humain et l'animal, entre ce que nous attribuons d'émotion à la Nature et ce qu'elle est, concrètement, dans toute sa gloire et son indépendance. Conciliation impossible, réunion avortée dès la première approche, Life of Pi est, somme toute, l'exact opposé d'Avatar et de sa réverbérance new age. Ang Lee, arrivé au bout de son voyage introspectif, prévient que la Nature, quoique l'art puisse en faire, demeure incontrôlable, imprévisible. Et c'est en lui redonnant ses qualités insaisissables qu'il nous ramène à la contemplation, à l'observation de ce qui ne se maîtrise pas. Dans un monde où tout l'est, voilà qui est une rare leçon d'humilité...
 
Les plus sceptiques lui reprocheront enfin cette incohérence, ce paradoxe qui est celui de restituer une majesté naturelle par le biais d'éléments de synthèse (quand Leviathan, lui, y parvenait par des moyens bien plus naturalistes). Or Life of Pi n'est rien d'autre que la réponse expressionniste d'une réalité tout à fait tangible qui, à défaut de se défendre sous les remparts de la cohérence esthétique, a le culot d'avancer ses idées avec style et de le faire sous la bannière de l'accessibilité tout public. Qu'il fasse de ce choix idéologique le creux de son discours et le dénouement de son intrigue ne confirme, au fond, que l'ambition de son entreprise.
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Critique publiée le 24 novembre 2012.