Pour son dernier long métrage, le regretté documentariste
Magnus Isacsson (décédé en août dernier) aura décidé de s’immiscer dans le quotidien de quatre jeunes demeurant dans l’arrondissement de Montréal-Nord. Les individus observant cette réalité de loin, à travers les images souvent peu glorieuses véhiculées par les médias de masse, finissent généralement par fonder leur opinion de celle-ci sur des idées préconçues, n’associant alors plus le quartier qu’à la pauvreté et aux histoires de crime et de violence liées aux gangs de rue faisant habituellement les manchettes. Un réflexe que continue d’entretenir ceux qui ne désirent pas prolonger leur réflexion plus loin que celle qui leur a déjà été soumise, ou simplement oser faire la part des choses en s’interrogeant sur le contexte global dans lequel se sera produit un événement donné. Bien que les problèmes énumérés plus haut fassent, certes, partie de la vie au coeur de ces rues, nous ne saurions évidemment les identifier à l’ensemble des personnes ayant grandi dans un environnement n’offrant pas les même avantages dont auront pu bénéficier les jeunes issus de milieux plus aisés. Mais cela ne veut pas dire que le sort en aura déjà été jeté pour autant. C’est dans cet univers où l’expression de la lourdeur du quotidien devient parfois une nécessité que la musique finit par s’imposer comme le meilleur moyen de communiquer une détresse qu’une seule âme ne saurait garder pour elle seule. Sans en faire l’ultime moyen d’évasion de ses « protagonistes », Isacsson démontrera néanmoins comment le hip hop aura permis à ses quatre sujets de garder - ou de ramener - leur vie sur les rails.
Le professeur de musique et ancien rappeur Don Karnage s’implique tous les jours en montant des ateliers et en donnant accès aux adolescents du quartier à des outils professionnels pour que ces derniers puissent extérioriser leurs tourments de manière créative, et surtout constructive. Le pédagogue relativisera d’ailleurs de belle façon la situation avec laquelle sont appelés à composer les adultes en devenir qu’il côtoie sur une base régulière, soulignant la quantité de choix qui s’offrent à eux, options avec lesquelles les jeunes provenant d’autres quartiers n’auront dans bien des cas jamais le moindre contact. Une condition qui comporte évidemment certains risques, mais qui peut aussi aider à forger le caractère lorsque le principal intéressé est en mesure de prendre des décisions éclairées. L’artiste sera d’ailleurs présenté tout au long du film comme un modèle pour les adolescents avec qui il travaille, lui qui demeure on ne peut plus familier avec la rue et son langage, lui qui aura commis des erreurs comme tout le monde, mais qui aura su en tirer quelque chose de positif au bout du compte. C’est autour de cette figure que s’activeront les quatre individus que le documentariste aura suivi durant dix-huit mois, tentant d’exorciser les démons du passé et du présent pour que leur futur paraisse enfin un peu plus lumineux. La plupart d’entre eux auront abandonné les études, fatigués de se faire intimider et humilier pour des motifs sur lesquels ils n’avaient aucun contrôle, eux pour qui la mort aura déjà été une option, mais qui se seront résolus à poursuivre leur route pour déjouer les statistiques, de manière consciente ou par simple réflexe de survie.
C’est évidemment dans la véracité des témoignages aussi crus que bouleversants recueillis par le documentariste que résident la pertinence comme la nécessité d’un film comme
Ma vie réelle. Le réalisateur sera ainsi parvenu à recueillir des images d’une réalité avec lesquelles nous n’avons pas toujours l’opportunité d’entrer en contact, les principaux concernés n’étant pas forcément intéressés à étaler leur vie sous le regard indiscret de la caméra. L’une des plus belles réussites d’Isacsson dans ce cas-ci est certainement d’avoir su faire abstraction de toutes formes de ton moralisateur et de manipulation émotionnelle, plaçant adroitement le spectateur dans les souliers des quatre jeunes adultes dont il dresse le portrait d’une manière aussi sensible qu’objective. Il y aura d’une part ces deux frères d’origine haïtienne ayant dû apprendre à se débrouiller sans le support, voire la présence, de leurs proches, l’un tentant de percer dans le domaine musical, l’autre achevant de purger une sentence et cherchant à s’épanouir dans un boulot honnête afin de subvenir aux besoins de sa future famille. Nous serons ensuite introduits à un jeune homme dont les manies dépensières demeurent le principal obstacle à son autonomie, et finalement à un autre compositeur dont la mère l’aura abandonné après avoir sombré dans l’enfer de la drogue et de l’alcool, pris entre l’amour qu’il ne peut s’empêcher de lui porter et la haine qu’il a fini par ressentir suite à tout ce qu’elle lui a fait subir. Le documentariste communiquera d’ailleurs parfaitement la profonde sincérité avec laquelle ces derniers nous feront part des hauts et des bas de leur petite histoire au coeur de Montréal-Nord.
Faisant référence à une chanson très personnelle composée par l’un de ses principaux sujets, ce que Magnus Isacsson aura rapporté de sa toute dernière expédition en milieu humain n’aurait probablement pu avoir de titre plus approprié que
Ma vie réelle. Le présent documentaire s’affaire ainsi à mettre en relief la vie d’individus qui ne sont pas blancs comme neige, ne cherchant d’aucune façon à en faire de faux exemples de bienséance au coeur d’une réalité les chahutant de tous bords tous côtés. C’est en s’immisçant de la sorte dans cet univers pour en révéler la vraie nature de son quotidien et les expériences de ceux qui le vivent que le réalisateur aura réussi à aller au-delà de stéréotypes pour proposer un portrait d’ensemble beaucoup plus tangible et significatif. Isacsson aura d’ailleurs été grandement aidé par l’impressionnante lucidité de ses protagonistes au vécu déjà particulièrement dense, eux qui feront toujours preuve d’une grande honnêteté dans leur façon de parler de leurs fautes commises en ne cherchant jamais à s’en dissocier ou à échapper à leurs conséquences. Pour sa dernière illustration d’une des nombreuses réalités du monde, Magnus Isacsson aura su démontrer de nouveau ce que le documentaire peut et doit être.
Ma vie réelle porte ainsi un regard affuté, sincère et jamais trop distant sur ce monde, lequel, au-delà de bien vouloir changer complètement les mentalités, permettra à tout le moins à son auditoire de mieux saisir les enjeux d’une situation qui lui est généralement étrangère. Le sujet comme son traitement n’est, certes, pas nouveau, mais c’est souvent à force de répéter que le message est finalement entendu, et surtout compris.