DOSSIER : Le cinéma et ses conjurations
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Fruit Hunters, The (2012)
Yung Chang

Explosion de saveurs

Par Jean-François Vandeuren
La culture culinaire n’aura jamais été aussi présente dans nos vies qu’aujourd’hui. Un fait qui s’avère facilement vérifiable, ne serait-ce que par le nombre toujours grandissant d’émissions de télévision consacrées à la concoction de mets savoureux ainsi qu’aux dessous et aux meilleurs coups de l’industrie de l’alimentation et de la restauration. Un marché qui aura certainement encouragé les gens à être plus soucieux de ce qu’ils mangent, mais également à être plus créatifs dans leur propre cuisine en les poussant à apprivoiser de nouvelles saveurs et, par la même occasion, à travailler avec d’autres ingrédients que ceux que nous retrouvons dans les bonnes vieilles « recettes de grand-mère » depuis des générations. Les « chasseurs de fruits » que met en scène ce troisième long métrage du documentariste Yung Chang évoluent à la source de cette quête d’aliments rares et exotiques allant évidemment bien au-delà des pommes et des oranges que nous pouvons trouver dans n’importe quels supermarchés. Ce désir de se laisser envoûter par les goûts les plus inusités finit d’ailleurs par prendre bien souvent, aux dires de ses initiés, une tournure frôlant carrément l’obsession, et ce, autant chez les individus dont les activités ne visent que la consommation que chez ceux oeuvrant jour après jour pour l’épanouissement et la protection de cette richesse naturelle. C’est donc à la découverte et à la conquête d’une nature renfermant encore bien des secrets que nous convie cette fois-ci le réalisateur canadien. Un univers pouvant paraître inatteignable à première vue, mais qui évolue encore souvent juste sous nos yeux.

Il faut dire qu’avec le commerce international ainsi que les moyens de transport et de communication dont nous bénéficions aujourd’hui, les produits autrefois uniques à une région en particulier peuvent désormais être à la portée de consommateurs provenant de partout sur la planète. Un passionné déclarera d’ailleurs ne pas hésiter à prendre l’avion aussitôt qu’il entend parler de la disponibilité d’un fruit rarissime, et ce, indépendamment de la destination. Mais autant les nombreuses séquences de dégustation d’aliments aux formes et aux goûts aussi variés qu’inusités présentées dans le film de Yung Chang mettent automatiquement l’eau à la bouche, c’est avant tout sur la richesse parfois insoupçonnée de cette culture comme les nombreux efforts déployés pour entretenir cette véritable histoire d’amour entre le fruit et l’individu qui le cultive et/ou le consomme que le cinéaste concentre la majeure partie de ses énergies. Le plaisir que procurera une bouchée d’un fruit exotique à ses connaisseurs au palais affûté demeure évidemment beaucoup plus éphémère et instantané que celui ressenti par l’amateur d’art observant un chef-d’oeuvre accroché à un mur, lui qui pourrait contempler la même toile durant de longues heures s’il le désirait. Cette relation débutera pour plusieurs dans la culture même de l’aliment, tandis que le fruiticulteur s’assurera que toutes les conditions auront été réunies pour que la nature fasse son travail et que le fruit puisse révéler ses saveurs les plus subtils. Le festin ne pourra être après coup que des plus envoûtants pour celui qui aura bien voulu dédier autant de patience, de curiosité et de détermination à son verger.

Yung Chang nous introduira évidemment en cours de route à un lot tout de même imposant de figures tout ce qu’il y a de plus fascinantes, lesquelles n’auront aucune difficulté à partager - et même à transmettre - la passion qui les habite. On pense à ce chercheur sud-américain travaillant d’arrachepied pour créer de nouvelles variétés de bananes qui pourraient succéder à la fameuse Cavendish, dont la disparition semble de plus en plus inévitable, à ce couple de chercheurs ayant développé des centaines de variétés de mangues sur les terres de l’Université de Floride, ou encore à cette enquêteuse s’intéressant à la représentation des fruits dans la peinture à travers les siècles. Le cinéaste canadien aura également trouvé en l’acteur Bill Pullman le porte-parole idéale de la cause comme de l’ivresse ensorcelant ces aficionados des saveurs de la nature. Nous craindrons d’ailleurs que Yung Chang ne tente de mettre trop en valeur sa tête d’affiche la plus célèbre durant la longue introduction qui lui sera consacrée. Mais après cette suite de séquences tout de même fort captivantes, le documentariste réussira heureusement à bien équilibrer le temps d’écran qu’il consacrera à ces différents cultivateurs - amateurs comme professionnels. C’est peut-être néanmoins à ce niveau que The Fruit Hunters se rapprochera le plus du superbe Up the Yangtze de 2007 alors que le projet de Pullman de créer un immense verger communautaire en bordure des collines d’Hollywood dans le but de développer un héritage un peu plus durable pour la région sera lui aussi sacrifié pour des motifs économiques.

L’un des spécialistes interrogés ira à un certain moment d’une déclaration résumant en soi parfaitement la pensée derrière le dévouement à une telle culture, n’hésitant alors pas à comparer les fruits à la Mona Lisa; deux chefs-d’oeuvre, l’un de la nature, l’autre de l’homme, dont l’importance est finalement relative à l’intérêt qu’on leur porte. Yung Chang se montrera d’ailleurs assez habile dans la façon dont il relèvera les différentes menaces auxquelles sont continuellement confrontés l’héritage végétal de la planète et ceux qui tentent de le défendre en ne cherchant jamais à faire la morale au spectateur ou à conférer des allures plus pamphlétaires à son documentaire. Là où la démarche du réalisateur aura toutefois tendance à faire des siennes, c’est lorsque ce dernier cherchera à alimenter son effort d’effets de style menant trop souvent à des résultats opposés à ceux désirés. À cet effet, quelques séquences de reconstitution historique ainsi qu’une scène de rêve où Bill Pullman se promènera dans un verger tandis que des fruits flotteront autour de lui et qu’il sera interpellé par un cultivateur vêtu d’une toge romaine ne pourront évidemment que nous rendre plutôt sceptiques. L’initiative s’avère d’autant plus inhabituelle venant d’un cinéaste ayant déjà démontré qu’il était capable d’arriver à des résultats engageants et d’une grande beauté à partir d’un traitement beaucoup plus sobre. Il s’agit néanmoins d’écarts que nous serons vite prêts à pardonner devant le voyage des plus fascinants que Yung Chang aura su orchestrer autrement avec la même sensibilité et la même dextérité ayant fait sa renommée.
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Critique publiée le 22 novembre 2012.