DOSSIER : Le cinéma et ses conjurations
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Lincoln (2012)
Steven Spielberg

Les causes perdues

Par Mathieu Li-Goyette
Il n’y aurait pu y avoir une première présidence américaine gagnée par un Afro-Américain sans un film sur Abraham Lincoln, figure fondamentale de la lutte pour leur libération, sans un biopic imposant, affublé d’acteurs reconnus et du réalisateur tout désigné pour accomplir le mandat : Steven Spielberg en personne, cinéaste des opprimés et de l’Amérique enchanteresse. Après son conte équestre War Horse, le plus célèbre des metteurs en scène retourne à ses heures les plus sobres, celles de Color Purple et Amistad, de Schindler’s List et Munich, celles où il accepte momentanément de laisser tomber le voile du récit fabuleux pour nous faire découvrir la dure réalité de l’existence, qu’elle soit le fardeau d’un Noir des plantations ou d’un Juif des camps.
 
Les grandes qualités de Lincoln comme ses plus grands manques (plutôt que des défauts, choses que le film a très peu) reposent sur la marque de fabrique spielbergienne, celle qui vieillit autant que la bande sonore de John Williams, celle qui nous met autant à l’aise, comme dans un vieux sofa, qu’elle nous dérange dès que l’on change de posture et qu’un de ses ressorts nous pince : Lincoln est un film unilatéral, manichéen à le détester, voire simplet. Si Munich avait pu nous habituer à un côté plus nuancé du cinéaste, Lincoln le voit mélanger de nouveau les mêmes thématiques en s’égarant dans le pathos larmoyant qui se prête si facilement aux moments-clés de l’Histoire américaine. Au redressement économique des années 30 et l’arrivée de Roosevelt correspondaient la réalisation de Young Mr. Lincoln et Mr. Smith Goes to Washington; à la réélection d’Obama correspond la sortie de cette œuvre imposante, exposant sur sa proue un Daniel Day-Lewis à la hauteur de ses capacités et des acteurs de soutient tous aussi excellents les uns que les autres (Tommy Lee Jones, Sally Field, David Strathairn, Joseph Gordon-Levitt, Jackie Earle Haley). En fait, si Lincoln n’était qu’un film de comédiens se faisant la discute dans un riche salon de la Maison blanche, nous aurions certainement eu droit à l’un des drames de chambre américains les plus intéressants des dernières années. 
 
Mais tout ceci, Lincoln l'est en partie. Là où l’imposant navire de Spielberg prend l’eau, c’est quand il est finalement question d’Abe Lincoln, de son fameux mythe, de ce qu’il le pousse à abolir l’esclavage et à garder ses troupes en guerre, à refuser la trêve proposée par les confédérés dans l’espoir de faire passer son ambitieux projet de loi. La tension de la chambre des représentants y est, la minutie du détail historique plaira, la beauté de la direction artistique comme de la direction photo (celle du fidèle Janusz Kaminski qui éclaire les meilleurs Spielberg depuis Schindler’s List) confère une atmosphère feutrée, celle du vieux livre d’histoire aux pages jaunies, du contraste des encres se noyant dans le papier. Plumes élégantes, parchemins, sceaux de cire, chacun des éléments du décor est souligné adroitement par la mise en scène qui, sans en faire l’enjeu de ses cadres, appuie ses détails par le biais d’un montage sonore soigné qui révèle la texture et la fragilité de ces objets d’antan.
 
Lincoln a donc tout d’un film à Oscars – pour ce que ça peut bien valoir – où chacun des départements techniques est fièrement occupé par la crème de l’artisanat hollywoodien. Le problème de ce dernier opus, disions-nous, demeure pourtant le manque à gagner dont il souffre au niveau de la grande bataille idéologique qui s’y joue. Plus pertinent et certainement plus perspicace, John Ford avait compris et expliqué lui-même Lincoln comme la figure emblématique par excellence des États-Unis. Placé en plein centre de la nation comme celui ayant été en mesure de séparer le Nord et le Sud pour mieux les réunir tout en tissant un lien ferroviaire crucial entre l’Est et l’Ouest, Lincoln est la boussole politique de l’Amérique, l'origine de ses points cardinaux, son pôle magnétique paradoxal pointant à la fois vers le Nord, le Sud, l’Est et l’Ouest. Cette belle iconographie, comprise par les meilleurs cinéastes qui se penchèrent sur le sujet, échappe néanmoins à Spielberg qui s’extirpe de près de 150 ans d’Americana. Son objectif? Faire un biopic réaliste convenant aux besoins de la cause démocrate d’aujourd’hui alors que Lincoln était républicain; si Spielberg avait été audacieux, il aurait très précisément joué de ce jeu de chaise musical étasunien.
 
Mais de jeu, ici, il n’y pas sinon dans quelques scènes de votes, quelques montages parallèles enivrants comme il sait si bien les faire où l’on voit ses sbire cogner à la porte de chacun des sénateurs pour les prier de voter pour cette loi anti-esclavagiste. Tandis que Young Mr. Lincoln faisait de la politique à partir du seul chapitre de sa vie où il fut adulte sans être politicien, Spielberg défend une cause gagnée d’avance et demeure en surface. Ne faisant jamais dans la discussion ou dans le débat, son cinéma a la fâcheuse (et enfantine) habitude d’en rester à la commémoration, cette étape facile du souvenir et de l’Histoire d’où il n’y a plus rien à tirer sinon la nostalgie.
 
Souvenons-nous de quel homme Lincoln était, souvenons-nous quel grand politicien il fut, nous dit papi Spielberg : impossible de savoir, à regarder ce biopic, qu’il n’est pas l'individu si intègre que tous ont décrit, impossible de s’apercevoir des intérêts économiques qui se cachaient en deçà des escarmouches idéologiques entre les états du Nord et ceux du Sud. Seul Thaddeus Steven (Lee Jones) fait dans la nuance et le mystère tandis qu’une ligne claire et nette sépare les « bons » des « méchants », à savoir le droit de s'exprimer et d'être représenté à l’écran. L’ennemi est muet, il est l’Américain guerrier, honteux redneck à qui l’on ne voudrait surtout pas donner la parole. En cette année 2012 où la polarisation entre les deux versants de la politique américaine s’accentue, Spielberg fait de son mieux pour tempérer la situation, restituer les sudistes à l’Histoire (comme s’ils n’existaient plus, il en fait des artefacts du passé) en nous mettant, nous tous, derrière les épaules d’un politicien qui s’est battu pour la seule cause qui n’est plus à débattre depuis l’assassinat de Martin Luther King Jr.... 
 
Il n’y a là aucun souffle à trouver, rien qui vous prenne le cœur par la main pour le presser et vous le faire battre plus fort que jamais. Au contraire, ce cœur, on vous le dorlote, on le caresse de « For the people, by the people » badigeonnés, d’une mort au théâtre non seulement précipitée entre deux coupes de montage, mais tout à fait inutile et conclue par un plan final d'un chauvinisme inouï. Alors que le Lincoln de Ford était profondément humain, celui de Spielberg est distant, céleste et impérieux à la fois par son jeu et par la manière dont il est filmé,  mais cette austérité tout à fait louable pour un film hollywoodien en 2012 ne sait quoi faire de sa prestance. C’est-à-dire qu’il n’y avait rien d’enlevant à défendre une fois de plus la cause des Noirs, problème qui persiste, mais qui se présente comme un curieux lieu commun de la bonté américaine – montrez-nous un Spielberg sur le droit des homosexuels, sur la laïcité et l'avortement et là nous reparlerons d’humanisme.
 
Le monsieur Smith de Frank Capra, héritier spirituel de Lincoln, le martelait : les seules causes qui valent la peine d’être défendues sont celles qui sont perdues d’avance. Emmitouflé dans la sécurité, Spielberg renonce une fois de plus au péril pour nous conforter dans une Amérique où l'innocence semble de plus en plus dangereuse, une Amérique qui glorifie, mais qui ne comprend toujours pas.
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Critique publiée le 18 novembre 2012.