1974. Enlevée par des nomades des tribus Toubou et Anakasa, l'archéologue et ethnologue française Françoise Claustre est détenue durant près de mille jours dans le désert du Tchad. Les rebelles demandent 10 millions de francs, son mari la cherche, tombe entre les mains de l'armée du Nord menée par Hissène Habré et Goukouni Oueddei. Alors Premier ministre, Jacques Chirac s'en mêle pendant que Giscard d'Estaing profite de l'effervescence de ses premiers mois de pouvoir à la succession de Poher et Pompidou. Pendant que la France pivote et change, pendant que les colonies se réparent et que le néocolonialisme se fait plus insidieux que jamais en Afrique, créant de multiples poches de résistances amenées à vouloir défendre par les armes leurs peuples délaissés par l'état, voire par l'aide internationale, un réseau complexe de tensions se dresse. Au point culminant de la prise d'otage,
Raymond Depardon filme Françoise Claustre dans sa hutte, pleurant, bouleversée par ses conditions de vie et la rudesse de ses geôliers. Alors que l'affaire avait toujours été étouffée, ces images ramenées par le photographe-cinéaste choquent l'Hexagone. L'intervention suivra sous peu, Claustre sera libérée, puis poursuivra sa vie dans l'anonymat du traumatisme et de la peur des médias.
Quinze ans plus tard, Depardon part avec une petite équipe et tourne au Niger
La captive du désert.
Sandrine Bonnaire y incarne la captive en question, femme sans nom et dont les photos souvenirs nous apprennent qu'elle a enseigné à des enfants de la région. Sinon rien, rien mis à part les gestes de Bonnaire, son regard capable de défiance face à ces grands hommes armés de mitrailleuses, mais aussi rempli de compassion lorsqu'elle observe les bambins de la tribu s'amuser autour d'elle. Le désert ne l'aveugle plus, son sable ne l'incommode plus. Nous la retrouvons alors qu'elle marche depuis fort longtemps et rien sinon sa démarche et sa nonchalance toujours prudente ne pourrait nous faire saisir sa détresse. Captive du désert, mais aussi captive des rebelles qui l'emmènent, elle creuse son personnage au fil de gestes subtils : le grattement régulier de l'ongle du pouce contre son mollet, le transvasement de l'eau d'une poche hydrofuge nichée dans un animal dépecé à une autre gourde de peau, le cou de la bête servant à la fois de bec versoir et d'entonnoir. Elle apprend à force de regard, elle imite et croit même pouvoir s'échapper de la caravane et tenter sa chance dans le désert. On la libérera enfin, lui disant : « Vous avez été courageuse, mademoiselle. Ce n'est pas votre pays, mademoiselle ». Dans la vraie histoire, ce chef allait devenir président du Tchad quelques années plus tard. Dans la fausse, ce n'est plus important, ça ne l'a jamais été.
Bien que Depardon soit peut-être un fidèle adepte de ce que l'on nommerait vaguement le « réalisme documentaire », ça ne l'empêche pas de savoir prendre les distances nécessaires au respect du sujet qu'il a filmé quinze ans plus tôt. Ne cherchant pas à faire dans le mimétisme, sa captive du désert à lui vit une aventure poétique, une fresque lyrique sur la survie et le mystère du regard, lieu de la croyance et du doute; sans texte ni contexte, le récit de
La captive du désert se comprend à force d'observations et de déchiffrements. L'absence de moule narratif oblige le spectateur à scruter les moindres gestes pour recoller les ellipses discursives, les morceaux-clés d'une intrigue qui, alors qu'elle se dénoue à la toute fin, ne nous a jamais été montrée avant d'être nouée. Le mystère du film crée ainsi une belle adhésion entre la peur de l'inconnu, la peur de l'Autre - ces rebelles armés qui ne tirent pas assez souvent pour que l'on puisse s'habituer à l'écho des détonations -, d'un destin toujours appréhendé et qui ne saurait venir trop vite. Titubant dans une plaine psychologique desséchée, la captive n'est pas déshumanisée, mais plutôt ramenée aux conditions les plus précaires. Son vieux bouquin Gallimard NRF paraît caduque, son calepin de notes ramasse entre ses pages le sable plutôt que l'encre, la robe blanche un brin élégante devient un bout de tissu jauni, pratique parce qu'il est blanc et reflète le soleil, mais rien de plus.
De ces détails, peu auraient normalement retenu l'attention du spectateur s'ils n'avaient pas été ainsi mis en scène, s'il n'y avait pas eu un plan pour le livre, dix plans de gourdes d'eau, une cinquantaine de plans de robe et bien d'autres soucis du détail disséminés à travers l’oeuvre. Comme l’oeil de Depardon sait exactement à quelle vitesse se couche le soleil en Afrique (il nous en fait la démonstration dans un magnifique plan d'horizon - ailleurs cliché, ici le plus envoûtant depuis
L'Atlantide de
Jacques Feyder), comme le regard des grands photographes sait nous entraîner à mieux voir,
La captive du désert se structure comme une succession de plans fixes finement composés. Aucun mouvement de caméra, que de la stabilité et pas même des panoramiques. Les photographies s'animent et montrent le désert, son vent et sa lumière fluctuent lentement sur le visage de Bonnaire. Chaque image est l'occasion d'un cadre unique, jamais répété, autant dans la composition que dans l'espace spatio-temporel. Seuls de rares champs-contrechamps se dénichent ici et là. Leur apparente rareté évoque une réflexion du regard plutôt qu'une facilité, voire un raccourci de la mise en scène qui n'oublie jamais la rigueur qu'elle a tenté de nous inculquer depuis le premier plan.
Chaque plan, disions-nous, est donc l'occasion d'un micro-récit s'inscrivant à son tour dans le macro-récit du film et, en quelque sorte, la grande beauté de
La captive du désert, c'est que toutes ses « photographies » se suffisent en elles-mêmes. Chacune d'elles cache une histoire qu'il nous reste à découvrir, car absolument rien ne nous est dit alors qu'absolument tout nous est montré. Ici, il n'y a pas de mirage et comme dans les grandes histoires d'ingénues faisant face à l'immensité d'un territoire à découvrir, à conquérir (de
The Wind de Victor Sjöstrom à
The Big Sky d’Howard Hawks - certains le connaîtront mieux sous son titre français,
La captive aux yeux clairs), car une nouvelle cartographie du pays comme de la civilisation s'écrit à travers le regard hagard d'une femme.
Cette reconquête de l'image africaine, Depardon la fait avec une douceur et un calme que l'on aura rarement observés d'un Occidental qui ne fait du continent ni le théâtre d'un conflit qui lui est foncièrement étranger, ni le berceau de l'humanité - appellation exotique, d'autant plus problématique parce que toujours aussi prégnante dans l'imaginaire populaire. Loin de la magie poétique des nouveaux auteurs africains (
Mahamat Saleh Haroun,
Abderrahmane Sissako) ou des anciens (
Souleymane Cissé, Idrissa Ouedraogo), loin de la satire politique (
Sembène Ousmane,
Cheick Oumar Sissoko), Depardon n'est pas non plus l'anthropologue qu'était Jean Rouch. En fait, sa maîtrise et sa connaissance des lieux acquise au fil de nombreuses expéditions en Afrique semblent avoir matelassé sa chaise de cinéaste et rendu l'exercice d'un tournage en désert plus confortable, plus propre à lui trouver une poésie de l'ordre de l'immanence plutôt que de la fascination rapidement révolue d'un premier coup d’oeil. C'est un peu de ce regard de vétéran qui transparaît dans
La captive du désert, un peu de cet amour des lieux, de cette compréhension des peuples qui participait à la création et à la diffusion de nouvelles images africaines... Combien y en a-t-il eu depuis?