D’une façon ou d’une autre, le protagoniste type du cinéma de
Jacques Audiard a toujours été un bagarreur. Qu’il soit confronté à son destin, à un environnement donné, aux préjugés, aux traces d’un passé pas suffisamment enfoui, voire à la vie au jour le jour, celui-ci doit continuellement se démener afin de pouvoir de nouveau espérer avancer en ligne droite dans un parcours l’ayant déjà poussé à emprunter un nombre considérable de détours, que ce soit par la force des choses ou suite à la prise de mauvaises décisions par le principal intéressé. La ligne entre le bien et la mal n’étant pas toujours clairement définie dans l’oeuvre du cinéaste français, l’objectif de ces individus est avant tout de recouvrer une certaine impression de contrôle sur leur existence, et ce, peu importe la direction qu’ils devront emprunter pour arriver à leurs fins. Cette image du batailleur n’aura jamais été édifiée d’une manière aussi littérale que dans le présent
De rouille et d’os, dans lequel le personnage d’Ali (
Matthias Schoenaerts) en viendra à livrer des combats de ruelle pour s’assurer une certaine stabilité dans un univers qui ne lui aura visiblement pas toujours été très clément jusqu’ici. Nous ferons d’ailleurs la connaissance de ce dernier tandis que lui et son jeune fils longeront les routes comme de véritables clochards dans une entrée en matière que nous aurions très bien pu imaginer être mise en scène par les frères Dardenne. Le duo se dirigera alors vers le domicile de la soeur d’Ali, elle aussi cherchant tant bien que mal à subvenir à ses besoins avec son emploi de caissière dans un supermarché.
À la base de cette nouvelle histoire de combattant(s), nous retrouvons cette même vulnérabilité ayant défini les personnages comme les univers d’Audiard dans le passé, fragilité que ce dernier dévoile ici d’une manière beaucoup plus prononcée. Il sera ainsi question du quotidien de cette population de travailleurs trop souvent laissés pour compte, ces gens se débattant tous les jours à différents degrés pour joindre les deux bouts. Dans une certaine mesure, le scénario de
De rouille et d’os rejoindra les préoccupations que soulevaient
Gavin O’Connor l’an dernier avec l’étonnamment touchant
Warrior. Nous serons ensuite confrontés à la nouvelle réalité de Stéphanie (
Marion Cotillard), une dresseuse d’orques travaillant dans un parc aquatique dont les deux jambes seront amputées à la suite d’un grave accident survenu au cours d’une représentation devant public. Avec le support d’Ali, dont elle aura fait la connaissance dans un bar après que celui-ci lui ait porté secours durant une altercation, la jeune femme tentera de reprendre une vie normale et de faire face au regard du monde en étant pleinement consciente que son corps n’est plus l’objet de convoitise qu’il a déjà été. Une rencontre qui sera évidemment marquée d’une opposition pour le moins significative entre une femme étant maintenant consciente plus que quiconque de la fragilité du corps humain et un homme n’hésitant pas une seconde à mettre sa santé, voire sa vie, en péril pour une simple question d’argent. Car le monde est ainsi fait, tout comme l’être humain, d’ailleurs. Car Stéphanie l’aura elle aussi déjà fait de façon moins directe, habitée, à toutes fins pratiques, par le même genre de passions.
C’est ici qu’Audiard et son coscénariste Thomas Bidegain feront part de tout leur savoir-faire en ne tombant pas dans les mêmes pièges que les récits larmoyants par l’entremise desquels est généralement abordé ce type de thématiques. Stéphanie ne prononcera pas de grands discours moralisateurs dans le but de convaincre Ali de tout arrêter avant que ne survienne un incident irréversible, elle qui se laissera plutôt entraîner par ce milieu où s’entremêlent respect et violence pour finir par devenir la représentante d’Ali lorsque la situation l’exigera. La relation entre les deux personnages ne sera pas sans rappeler celle qu’entretenaient les personnages interprétés par
Emmanuelle Devos et
Vincent Cassel dans le
Sur mes lèvres de 2001 alors qu’un homme ramènera à la vie une femme qui ne se contentait plus que d’exister en l’introduisant à un univers insolite. Dans un cas comme dans l’autre, les deux parties finissaient évidemment par se sauver l’un l’autre. Ce sera néanmoins la femme qui, dans les deux films, cherchera par la même occasion à faire fleurir cette relation atypique sur le plan amoureux, ce sera Stéphanie qui, ici, désirera obtenir beaucoup plus d’Ali que leurs occasionnels ébats physiques. Le son de cloche dans le cas du bagarreur ne découlera donc pas tant d’une blessure physique plus que du manque de jugement de ce dernier par rapport à ses gestes plus « légaux » posés dans l’exercice de ses fonctions de spécialiste de la sécurité, lesquels causeront ultimement du tort à sa soeur et feront ressortir toute la question de la solidarité entre les salariés, lui qui, sans trop y réfléchir, aura plutôt servi les intérêts de la partie patronale.
Mais Ali n’agit jamais tant par méchanceté plus que par un manque de maturité comparable à certains égards à celui du personnage que campait
Jérémie Renier dans
L’enfant des frères Dardenne. Audiard et Bidegain conféreront ainsi une personnalité beaucoup plus complexe à leur protagoniste qui sera capable du meilleur comme du pire, lui qui pourra, par exemple, faire preuve d’une attention des plus louables à l’égard de Stéphanie pour ensuite adopter une attitude beaucoup plus impatiente face à son fils, mais dont les actions ne seront jamais constituées que de noir ou de blanc. Il se formera également une puissante contradiction entre les deux secteurs d’activités du protagoniste alors que celui-ci remplira ses fonctions plus « légitimes » durant la nuit (les heures où les criminels s’activent d’ordinaire) et ceux de bagarreur de rue en plein jour. Mais Ali, tout comme le personnage de
Romain Duris dans
De battre mon coeur s’est arrêté, devra lui aussi fuir son quotidien pour rebâtir son existence sur des bases un peu plus solides. Des élans qui seront également assombris ici par un incident émanant du passé qui laissera une marque indélébile dans l’esprit du personnage principal. Un geste qui se révélera toutefois beaucoup plus salvateur pour Ali alors que, plutôt que de mettre un terme au passé, celui-ci ouvrira définitivement les portes de son avenir. Si
De rouille et d’os se veut certainement l’effort le plus classique de Jacques Audiard sur le plan de la forme, ce dernier signe néanmoins une autre oeuvre de maître en se présentant comme un cinéaste toujours aussi conscient du monde dans lequel il évolue, mais en faisant preuve désormais d’une empathie dont émane un optimisme beaucoup plus concret.