Qui êtes-vous Polly Maggoo? est un film qui se déroule tout entier dans les coulisses de l'image, un film où toute image est à la fois fausse et vraie, où le documentaire ment alors que la fiction dévoile la vérité – ou peut-être, plutôt, l'illusion qui s'apparente le plus à une vérité. Fabricant d'images de profession, car il sera photographe de mode avant de devenir cinéaste,
William Klein sait que rien ne peut exposer la fabrication des images aussi clairement qu'une image parfaitement fabriquée. Or cette première fiction qu'il signe bombarde le spectateur d'images « parfaites », méticuleusement cadrées, ingénieusement pensées, qui montrent toujours habilement l'envers et sa surface; des images composées avec soin qui, conscientes de la puissance du faux, l'exploitent de manière hautement subversive.
Le film débute d'ailleurs à l'arrière-scène d'un défilé de mode, laissant entendre que l'intention est ici d'aller au-delà du spectacle, derrière les apparences. À la grandiloquence de cette mise en scène, de cette mise en forme des corps que propose le designer, le cinéaste oppose une réalisation digne de l'opulente agoraphobie d'un Fellini. Glamour cacophonique. Les déclarations vides de sens et les élégantes tournures de phrases aux consonances publicitaires fusent de toutes les directions, ensevelissant le réel. C'est comme si Klein, en une seule séquence, vomissait tout le mépris que lui inspire le milieu de la mode, sa vulgarité si distinguée, son maniérisme si grotesque.
Klein insuffle aux univers qu'il crée une absurdité débordante, délirante. Chaque espace qu'il filme apparaît comme une oeuvre d'art en soi, chaque décor se dessine comme un système cohérent de signes (pour reprendre la formule de Jean Baudrillard) qui reflète parfaitement l'état intime des corps qui s'y déplacent, facilite leur consommation par le regard. Même la saturation demeure aisément décodée, l'organisation précise des données faisant émerger du chaos apparent un sens toujours clair – malgré la complexité du réel que traduit chaque scène, chaque énoncé formel.
Parce que le réel, chez Klein, est parasité par sa mise en image « industrielle », à laquelle s'oppose la mise en image de celui-ci (et de celle-ci, simultanément) par le cinéma. S'oppose à l'illusion du monde de la mode la « vérité » du documentaire que l'on tourne sur la top modèle Polly Maggoo. S'oppose à la « vérité » truquée de ce documentaire, lui-même fabriqué et faussé, celle d'un réel qui refuse d'être résumé à sa simple compréhension analytique. Les strates ainsi superposées se démentent les unes et les autres, le montage illustrant ces conflits qui divisent le réel et en font au final une notion intangible, insaisissable, qui s'évanouit dans le rêve.
Car, en effet, filmer la mode c'est en quelque sorte filmer le rêve, l'illusion qui cherche à se matérialiser, à prendre racine dans le réel. S'effaçant un peu plus avec chaque photographie que l'on prend d'elle, Polly est une figure évanescente, soluble dans le réel; son existence se déroule, en apparence, comme s'il s'agissait d'un conte de fée. Mais son prince charmant (Sami Frey) n'est au bout du compte qu'un enfant gâté, un monarque décadent et anachronique, perdu dans ses jouets, qui n'aime au fond qu'une image aperçue dans une revue. Il tombera finalement sous le charme d'une quelconque Cendrillon, rencontrée au hasard du réel, laissant notre pauvre Alice désenchantée au pays des merveilles. Et le cycle infini de la mode oubliera la pauvre Polly Maggoo, simple visage de passage, condamné à disparaître pour être remplacé par un autre.
Triste et féroce à la fois, la satire paraît d'autant plus impitoyable qu'elle s'avère sensible au sort de son héroïne. D'abord objectifiée par le discours critique du documentaire ainsi que par le dispositif de la mode, Polly s'humanise au fur et à mesure que le film progresse – avant d'être ravalée par ce mouvement frénétique vers l'avant qui exige d'elle qu'elle devienne une « fusée », sous prétexte que la grande prêtresse de la mode pense que l'avenir est aux fusées. Le réel se consume ainsi, absorbé par le rêve mégalomane d'une dictatrice illuminée de l'image, convaincue qu'il faut « recréer la femme » à chaque saison; et il en va de même pour Polly, femme devenue image devenue imaginaire, devenue signe plutôt qu'être.
Écran blanc sur lequel ceux qui la regardent projettent leurs rêves et leurs fantasmes, Polly est à la fois l'image incarnée et toutes les images rassemblées. Tenter de faire son portrait, c'est chercher à saisir la véritable nature de « l'image ». Mais celle-ci se dérobe, fuit tandis que se multiplient les interprétations, les vérités contradictoires à son sujet. Puisqu'il semble impossible de cerner la véritable nature de l'image et puisque Klein saut qu'il n'est lui-même qu'un illusionniste,
Qui êtes-vous Polly Maggoo? ne répond jamais à cette question, ni à aucune autre. Il se contente de révéler, avec un brio sans égal, cette toile d'illusions que construit une photographie à la fois le monde contemporain – perdu dans ses représentations, égarant les regards que l'on pose sur lui, s'effondrant sur lui-même sous le poids de sa mise en image.