DOSSIER : Le cinéma et ses conjurations
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Broken Blossoms (1919)
David Wark Griffith

Le cinéma retrouvé

Par Mathieu Li-Goyette
Si la verve raciste de D.W. Griffith dans Birth of a Nation demeure déplorable - il avait lui-même tenté de corriger le tir avec son Intolerance -, ce qui l'est d'autant plus, c'est la manière dont son auteur est parvenu jusqu'à nous, dont il est aujourd'hui considéré de moins en moins comme « le père du cinéma » et de plus en plus comme ce Sudiste haineux, fils d'un héros confédéré de la guerre de Sécession. Or, si l'on ne pouvait donner raison aux premiers historiens qui le consacrèrent trop rapidement comme l'unique tête pensante des premières grammaires du cinéma, la redécouverte ponctuelle de ses films a tôt fait d'atténuer tout doute raisonnable quant au génie du cinéaste : pionnier de la forme - tout le monde s'entend - il était en outre un fin moraliste, un héritier de la littérature classique américaine de Nathaniel Hawthorne qui savait que le conservatisme détenait une part de prudence sincère, mais aussi une part de stupidité arriérée.

Et c'est peut-être pour éclipser toutes incertitudes que les gens pouvaient avoir à son égard qu'il réalisa en dix-huit jours et qu'il monta en moins d'une semaine - toute une époque que celle où les chefs-d’oeuvre se faisaient en un peu plus d'un mois - Broken Blossoms, premier film de sa United Artists (cofondée avec Charles Chaplin, Mary Pickford et Douglas Fairbanks) et sommet du mélodrame américain.

Cette quête de la simplicité aboutit dans cette structure tragique se concluant par la mort des trois protagonistes. Lucy (Lillian Gish) est cette jeune ingénue, fleur en devenir et personnage type de Griffith qui démontre une fragilité incroyable. La regardant de haut, son père le boxeur (Donald Crisp) la maltraite et la tient en esclavage : elle nettoie, elle cuisine, elle prend soin d'un homme qui l'utilise pour mieux se préparer à ses matchs. Entre ces deux personnages, Cheng Huan (Richard Barthelmess), un Chinois fraîchement débarqué d'Asie pour prêcher la bonne parole bouddhiste dans un pays qu'il découvre miné par la colère et l'injustice. Défini comme « homme jaune » (yellow man) dans les intertitres, ils s'interposent entre la girl et le battling burrows, signifiant à la fois batailleur et refuge : la jeune fille fait face à un père monoparental qui s'est réfugié dans la violence après la mort de sa femme et, pour tenter d'établir une harmonie dans leur relation, un homme de couleur d'une autre terre viendra apporter nuance et apaisement.

Cette structure symbolique se superpose à celle du récit débutant en Chine pour mieux se poursuivre aux États-Unis. Lors de séquences attentivement détaillées par Griffith où l'on voit le quotidien des moines bouddhistes, on en apprend sur la différence d'une culture par rapport à celle de l'Amérique. S'attachant à ses appellations de yellow man à saveur raciste, Griffith prend néanmoins le temps d'y aller de gros plans sur les objets de leurs rites, mais aussi sur la laideur de ce pays d'étranges étrangers (les ongles charnus d'un joueur de guzhang - la cithare chinoise -, voire leurs barbes démesurément longues et leur propension à fumer l'opium).

À la dichotomie qu'il s'était imposé dans Birth of a Nation, à la structure épisodique d'Intolerance, Griffith maîtrise maintenant l'espace et le temps sans avoir recours à des intertitres aux allures de facsimilé venant retranscrire précisément et historiquement l'action se déroulant à l'écran. Tout devient de l'ordre du sentiment dans Broken Blossoms, de l'évanescence des émotions dans un monde déjà trop gris, plein d'acier et qui, dans son ère industrielle, accoucha du cinéma. Après un premier quart de siècle où l'on fit du septième art une technique rodée, Broken Blossoms marque l'éruption du sensible dans le sensé, l'arrivée d'un humanisme chez un cinéaste qui a toujours préféré l'efficacité dramatique et morale en dépit de toutes considérations éthiques.

Contrairement à ses films précédents où les déplacements de caméra accompagnaient le mouvement pour le magnifier par la durée et par sa vitesse, Griffith se restreint ici au plan fixe. Tellement fixe, en fait, que lorsque le père apprendra que sa fille se guérit d'une maladie incurable chez le Chinois, il s'avancera vers elle (et vers la caméra) plutôt qu'on ne s'avancera vers lui (aucun travelling avant); en s'approchant ainsi de l'objectif et de notre écran, le boxeur s'approche du dispositif en en révélant la position. Une distance s'insinue alors entre le style et le spectateur, entre notre impression de réalisme et la prose poétique de Griffith. Sans avoir recours à des mouvements ambitieux, à une surenchère qui le caractérisait tant, il semble se contraindre (comme il se contraint en nommant à peine ses lieux et ses personnages) dans une fable des origines. Non plus guidée par une main précise, cette histoire de fleur brisée renvoie à celle de la lettre écarlate de Hawthorne (dont Sjöstrom tira profit quelques années plus tard dans The Scarlet Letter) qui dit que les significations que transportent en eux les objets (la lettre écarlate) comme les individus (le prêtre du roman de Hawthorne, le Chinois étrange devenu sauveur dans Broken Blossoms) se font échos dans le temps propre au récit.

C'est dire que le mélodrame américain - genre autrefois adoré, aujourd'hui sous-estimé à cause de l'intérêt obsessif que nos générations portent sur le montage soviétique et l'expressionnisme allemand - allait trouver son envol ici dans la métamorphose graduelle d'une jeune femme innocente et inoffensive en martyr du monde industriel basé sur la performance (celle du boxeur) et des maux qu'elle provoque (le mal qui traîne Lucy jusqu'aux portes de la mort est bien celui des grandes villes insalubres et malades). Les significations sont amenées à changer, à être modulées par les accrochages du récit, par le rythme de la vie et le passage du temps. Il n'était plus nécessaire de montrer ce passage par des intertitres ni par des modèles narratifs explicatifs et lancinants. Tout devient une question de répétitions des situations (l'esclavage de Lucy), des décors (la maison du père, le refuge du Chinois), des tempéraments (l’innocence, la colère, la compassion) et leurs redécouvertes sous l'aune de nouvelles informations (Lucy est malade, le Chinois est finalement généreux, la haine du père se transforme peu à peu en violence physique, etc.).

Dans une partition vendue à l'époque de la sortie en salles du film et destinée à être pianotée et chantée par la famille pour se remémorer les souvenirs d'une projection parfois lointaine, on peut d'ailleurs lire ces paroles : « Broken Blossoms bring memory of you of a long ago […] Broken Blossoms bring back through the years fragrant memory, dearest of you... Broken you ». À ce sujet, même le boxeur, lorsqu'il sera abattu, ne trouvera mieux à faire qu'à y aller de quelques coups de poing en l'air : la dernière répétition d'une vie de redites qui le confinèrent à une violence tout aussi répétitive.

Griffith préférait les actrices aux allures spirituelles et, comme la Hester Prynne de Hawthorne, sa Lucy allait devenir une martyre dont le destin était celui de supporter un monde de codes (comme celui de la « domination masculine »). Maître d'un cinéma du péril de l'enfance et de naïveté (ses premiers courts métrages réalisé à la Biograph comme The Adventures of Dolly, A Corner in Wheat, The Unchanging Sea, An Unseen Enemy - dont l'action préfigure même quelques scènes de détresse du giallo -, Enoch Arden et The Mothering Heart en sont tous des exemples remarquables), il nous semble aujourd'hui redécouvrir dans cette volonté de protéger l'innocence de ses personnages quelque chose de l'ordre de son cinéma ancré dans la monstration des actions et la narration la plus innocente et claire possible. Gardien d'un classicisme délaissé, ce n'est pas de la fausse nostalgie que de s'émerveiller face au cinéma de Griffith ni de la prétention déguisée en goût pour l'ancien, mais bien un plaisir de récupérer du cinéma sous sa forme la plus élémentaire comme si, au fond, tout ce qui avait suivi Broken Blossoms n'était qu'une répétition des mêmes signes eux aussi altérés au fil des époques, des regards de cinéastes qui s'y sont penchés, des observations de spectateurs qui l'ont revu et qui, une fois l'heure venue, se mirent à la recherche d'un symbole perdu, d'un temps retrouvé.
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Critique publiée le 17 septembre 2012.