La morale, ou plutôt l'amoral, constitue le fil conducteur de l'oeuvre de William Friedkin. Le réalisateur du mythique The Exorcist (1973) n'en est pas à une controverse près et son plus récent film, Killer Joe, nous arrive marqué au fer rouge du notoire classement NC-17 de la MPAA. Le voilà donc précédé d'une sulfureuse réputation qui s'avère, on s'en rend vite compte, assez justifiée. Meurtres, désirs incestueux, quelques canettes de Budweiser en trop et l'odeur du poulet frit qui plane dans l'air : l'atmosphère fétide, aux limites de l'obscène, de cette hasardeuse virée dans un Texas dégénéré a de quoi lever le coeur et Friedkin assume cette décadence avec un malin plaisir qui frôle la complaisance. Tant et si bien que l'on ne sait plus trop, au bout du compte, s'il y a une quelconque morale à tirer de cette histoire.
Parce que l'amoral, autrefois, était invariablement affaire de morale chez Friedkin. Morale désabusée, épuisée à force de corruption, de manipulation, toujours à deux doigts du cynisme, de l'abandon, morale dégoûtée par le monde. Mais morale tout de même, en ce sens où celle-ci était toujours bien présente, habilement dissimulée, pesant lourdement sur les épaules de protagonistes qui, souvent, cherchaient à y échapper. Aboutissement logique de cette longue lignée de policiers « au-dessus de la loi » mis en scène par Friedkin, du classique The French Connection (1971) au sous-estimé To Live and Die in L.A. (1985), le Joe Cooper de ce Killer Joe existe pour sa part par-delà la morale – sordide excroissance d'un univers où cette notion semble à toutes fins pratiques inexistante.
Il ne fait aucun doute que la violence a toujours été une partie intégrante de l'univers du cinéaste américain. Le célébré réalisme de The French Connection passe d'abord par la férocité, mise en scène sans compromis, des méthodes de l'implacable Popeye qu'incarne Gene Hackman. Mais cette violence n'a de sens que parce qu'elle est ancrée dans une certaine réalité qu'elle vient déranger. Déchaînée, hors de contrôle, la violence entre en conflit avec la raison tout en s'inscrivant parfaitement dans la logique du monde tel qu'il est dépeint par le film. Elle est troublante. D'où sa puissance, sa pertinence.
Or, il n'y a aucune trace d'un tel conflit dans Killer Joe – où plus rien ne peut déraper puisque tout est déjà détraqué. D'où l'ambiguïté du film au final, ambiguïté qui n'est plus « morale » dans la mesure où, à force d'être ainsi reniée, la morale ne peut plus vraiment être considérée comme un enjeu du récit. Ce qui manque à Killer Joe, c'est une quelconque dimension éthique qui donnerait un sens à ses multiples transgressions. Parce que sans cadre, sans contexte, toute cette provocation semble un peu puérile, vide; elle ne rime à rien, ne choque pas vraiment, le film se contentant d'être « choquant » sur le coup parce ses images le sont en surface. C'est drôle, ludique dans le genre fêlé. Ça arrache efficacement les sourires malaisés et les grimaces de douleur… Mais voilà qui, en soi, n'a plus grand chose de bien surprenant de nos jours.
Somme toute, on est plus étonné par le courage dont fait preuve
Matthew McConaughey que par le film lui-même – l'acteur texan étant ici à mille lieux de ces personnages de beau gosse de service qu'il a l'habitude d'incarner. Il s'en tire d'ailleurs assez bien dans ce rôle risqué, sorte de version perverse de celui qu'il tenait avec un cran indéniable dans le récent
Bernie de Richard Linklater. Le moins que l'on puisse dire, c'est que McConaughey se salit copieusement, sans aucun égard pour sa réputation. Imprévisible, menaçant, il domine chaque scène, donnant le ton au film; et sa simple présence suffit effectivement à nous faire frémir d'angoisse.
Voilà d'ailleurs pourquoi, à défaut d'autres choses, Killer Joe n'est jamais ennuyant. Il carbure à l'énergie malsaine de son protagoniste principal, ne reculant devant rien, se permettant toutes les bassesses pour rendre justice au sordide scénario de Tracy Letts. Au final, cependant, il ne s'agit pas du triomphant retour d'un « auteur majeur » du cinéma américain comme certains le clament. Pourquoi? Notamment parce que les grands films de Friedkin sont avant toute chose de grandes réussites techniques, tandis que ce film-ci ne s'avère sur le plan formel d'aucun intérêt particulier. Il a globalement l'apparence d'un téléfilm, un peu cheap et sans réelle recherche esthétique.
Le véritable problème se situe toutefois au niveau crucial de la morale ou, plutôt, de l'amoral. Le meilleur film de Friedkin, The Exorcist, racontait avec brio l'histoire d'une rédemption : celle d'un prêtre remettant en question sa propre foi jusqu'à ce que, confronté au mal incarné, il soit obligé de surmonter son propre cynisme. Or, dans Killer Joe, il n'y a plus de rédemption possible et le cynisme règne en roi et maître sur un univers qui n'inspire au cinéaste qu'une condescendance acerbe, un brin mesquine. Certains diront que Friedkin ne fait ici aucun compromis, qu'il a enfin retrouvé son mordant d'antan après des années passées à croupir dans les bas-fonds d'Hollywood; et ils n'ont pas tout à fait tort. Mais on regrette que cet indéniable regain d'énergie se fasse au détriment d'une certaine finesse, d'un sens de l'équilibre qui explique que ses oeuvres les plus réussies, au-delà de leur formidable force brute, recèlent leur part de complexité. Qu'elles résonnent encore aujourd'hui de manière à la fois viscérale et cérébrale, alors que l'intérêt de ce Killer Joe se cantonne à un abject dont l'impact a tôt fait de se dissiper.