DOSSIER : Le cinéma et ses conjurations
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Easton's Article (2012)
Tim Connery

Le réel hanté

Par Mathieu Li-Goyette
Un sous-sol de Chicago gronde. Easton Denning s’y précipite, le cœur haletant : voilà des mois que ses serveurs indexent des sites internet pour les classer par catégorie, par qualité, par popularité. Nous sommes en 1997, la Toile n’en est qu’à ses débuts et présente une grande part de variables inconnues, de méandres binaires d’où apparaissent des bogues encore jamais répertoriés. Et voilà qu’Easton tombe sur le bogue de sa vie, la pire des nouvelles lorsqu’un amas jamais vu de fichiers l’inonde et que l’un d’eux contient une numérisation d’un article de journal venu d'un futur proche d'à peine deux mois. Sans raison apparente, il vient de recevoir son propre obituaire lui annonçant sa mort mystérieuse dans sa ville natale de l’Iowa.
 
En guise de photo, il en voit une inédite, prise qui plus est aux côtés de sa petite aventure d’il y a 20 ans. Sur la piste de sa mort prochaine, Easton retourne au bercail en espérant éviter le pire. Voilà pour une première scène choc, tellement bien réalisée dans un espace restreint, tellement brillante dans sa manière de faire comprendre le voyage dans le temps sans jamais le nommer (en 2012, un simple gros plan sur la date de création d’un fichier et sa date de modification de l’explorateur d’un système d’exploitation vieillot suffit) qu’on se dit qu’à tous coups, ce jeune Tim Connery trébuchera et que le tout s’écroulera.
 
Deuxième scène-choc : Easton erre dans sa ville bordant le Mississippi – grand trait bleu glacial traversant une municipalité qui se couvrira tranquillement de neige – en luttant contre l’arrivée fatidique du 15 décembre 1997, date de son trépas. Plein de remords, cherchant autant à trouver des réponses qu’à se réconcilier avec son passé et sa mère atteinte d’Alzheimer (dans une scène d’une belle intensité), il retourne vers le père d’un ami d’enfance qu’il a tué dans un accident de voiture. Apercevant du coin de l’œil un revolver sorti de son tiroir à l’étage pendant que le paternel s’affaire à infuser du café, Easton vole les balles du vieil homme, lui épargne le suicide et s’en va en évitant la confrontation. C’est là qu’un déclic s’opère, que le spectateur un tant soit peu attentif comprendra peut-être que Tim Connery, jeune passionné qui vient de terminer ce premier film financé en partie sur Kickstarter, est une des petites révélations de l’année, un des plus audacieusement sereins réalisateurs de cinéma de genre. Comme s’il avait 50 ans et douze opus dans le C.V., Connery se démarque comme l’auteur avec le plus de ruse et de finesse à l’âge carré. 
 
Et ce n’est pas faire dans l’hyperbole ou dans l’enthousiasme festivalier que de lui attribuer la responsabilité des multiples réussites qui parviennent à faire d’Easton’s Article un film mémorable. Tellement humble qu’il n’ose jamais sous-estimer son public, Connery ne croit pas nécessaires les longues scènes d’exposition ou les flashbacks sirupeux. Nous en venons à interpréter l’accident avec le fils du retraité comme la raison du départ d’Easton dans une ville si lointaine, dans une urbanité (jamais filmée car elle l’est toujours, ailleurs dans le cinéma américain) qui n’a rien à voir avec ce quotidien fait dans le calme et l’écoulement tranquille du temps. Comme le fleuve qui l’encercle, comme la date butoir qui effraie Easton, son patelin se fait personnage et vis-à-vis dans un dialogue constant entre la mise en scène et le paysage enneigé.
 
Mais les bons premiers films ne sont pas seulement fondés sur de bonnes idées. En fait, celle du synopsis d’Easton’s Article n'est de prime abord pas si géniale qu’on aimerait le croire. Reprenant les scénarios fignolés en boucles temporelles où les voyages dans le temps affectent de part et d'autre le présent et le futur dans une suite de décisions et de coups de tête surprenants, ce premier essai saura égarer même son spectateur le plus attentif par des cris de génie qu’on interprète plutôt comme les égarements d’un fan fini de science-fiction (par exemple, s’envoyer un fichier ne contenant pas d’image en date du 15 décembre en espérant qu’en ne recevant rien, Easton ne serait pas retourné sur ses pas à la recherche d’une réponse et donc ne serait pas mort mystérieusement). L’enthousiasme de Connery n’en est pas moins contagieux et ce, tout autant que le talent de ses acteurs extrêmement crédibles. Chad Meyer et Kristina Johnson se renvoient la balle dans le rôle d’Easton et de Hayley, sa petite amie d’autrefois qui l’épaulera dans son enquête. Film noir chaste croisé avec le plaisir de la fantastique informatique à l’ère de Windows 95, Easton’s Article est constamment posé, délibérément ancré dans une réalité américaine qui détone de celle de la production conventionelle, qu'elle soit industrielle ou indie.
 
En effet, pas d’underground d’un centre-ville cool branché, pas de banlieue clichée et critiquée, pas de ferme d'illuminés texans, de ruelles pauvres d’une métropole de cravatés, ni d’hommage illégitime à la neige de Fargo : Easton’s Article est tellement sobre et fier de sa normalité troublante qu’on le dirait issu d’un non-lieu, autant américain que canadien, que danois ou norvégien. Film froid, congelé, certes, jusque dans les relations qu’entretiennent les protagonistes entre eux. Pour ainsi dire, les rapports humains se réchauffent en même temps que la température se refroidit. Au fil de l’approche d’une mort qu’on croit certaine, le spectateur trouvera du réconfort là où le cinéma de genre n'en dénichait que trop peu. Privilégiant son récit de retrouvailles et de réconciliation aux jeux de mise en scène temporels, Connery évite toute forme de tape-à-l’œil pour s’en tenir à l’honnêteté des sentiments crus, jamais surjoués, vraisemblables au point qu'on croirait les acteurs gênés de d'entrecroiser leurs regards.
 
C’est une bien courageuse mission que d’avoir entrepris de renouveler le cinéma de genre par le bas. Optant pour la spontanéité, Connery signe une première œuvre d’un naturalisme renversant, complètement dans la vague d’un nouveau réalisme américain qu'on désignera comme réalisme hanté. Un réalisme qu’on croit apercevoir en l’arrivée soudaine de ces cinéastes qui maîtrisent si bien les possibilités documentarisantes de la fiction (dans The Innkeepers, Bellflower, Toad Road) qu’on se gênera encore, mais pas pour longtemps, avant de les nommer à la tête d’une quelconque nouvelle vague étasunienne de cinéma de genre, d'une nouvelle cohorte d’auteurs qui refusent les partis pris et les grandes villes garnies de pièges de mises en scène clichées. Ils ne préfèrent pas non plus se pencher sur une « Amérique profonde », arriérée, mais bien une Amérique toute définie dans le moyen, le medium. Les situations moyennement fantastiques, les moyens de tourner, l’intensité medium, le pouvoir d’un médium de l'image en évolution constante. Jeu de mots monté en souricière (The Innkeepers), jeu de scène hallucinant (Toad Road), bluffant (Bellflower), touchant (Easton’s Article), nous assistons au renouvellement du plaisir de filmer intelligemment des situations simples: une renaissance lucide et passionnément didactique de la forme.
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Critique publiée le 4 août 2012.