DOSSIER : Le cinéma et ses conjurations
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A Letter to Momo (2011)
Hiroyuki Okiura

La morale du quotidien

Par Mathieu Li-Goyette
Réalisé au fil d’un travail acharné de 7 ans, le deuxième film de Hiroyuki Okiura est un cas d’exception qui mérite qu’on s’y attarde assez pour souligner son style, ses thèmes chaleureux et sa présence au cœur d’une industrie où l’occident n’a maintenant d’yeux que pour les productions estampillées « Studio Ghibli » (dans la mesure où le récent décès de Satoshi Kon a définitivement éclipsé la possibilité de la distribution en salles d’un autre géant de l’anime). À cet égard, A Letter to Momo ne réinvente pas la roue. Le film aurait même tout du Totoro de Miyazaki s’il avait ciblé un public adolescent plutôt que les gamins des écoles élémentaires. Non le signe d’une répétition, c’est le signe d’une cohérence avec l’univers magico-réaliste des meilleures oeuvres du studio, en particulier celles d’Isao Takahata (Le tombeau des lucioles, Mes voisins les Yamada) qui demeurent à ce jour de brillants exemples du sauvetage de la réalité par le cinéma d’animation japonais. Paraboles puissantes de la condition nippone et de ses traumatismes d’après-guerre, les films de Takahata trouvent en Okiura un héritier qui, par le plus heureux des hasards, semble avoir construit un discours humaniste à partir des ruines de Fukushima. 
 
La force de A Letter to Momo est toute la subtilité de ses dialogues et de ses personnages inoffensifs. Sous son allure enfantine, Momo s’avère l’une des héroïnes les plus attachantes des longs-métrages d’animation de ces dernières années. Accablée par le deuil de son père dès son introduction, elle n’a gardé de lui qu’une lettre débutant par « Chère Momo » qu’il n’a jamais terminée. Conservant précieusement cette ultime trace écrite, elle ne se douterait pas qu’il veille toujours sur elle et qu’il est même responsable de l’envoie d’un trio hilarant de petites créatures tirées d’un conte de l’ère Edo. 
 
Mais tout ça n’a plus d’importance pour Momo et sa mère. Du moins, c’est ce que Okiura aimerait nous faire croire en s’attardant près d’une heure durant à l’exil des deux femmes dans un archipel loin de Tokyo où le rythme du quotidien les étonne, où tous les habitants se connaissent et où les fêtes traditionnelles priment sur le reste. Elles tentent de s’intégrer dans un village où il fait bon vivre et où elles espèrent tourner la page. Elles se rapprochent de la mer, de « ce que préférait le père de Momo », explique son épouse endeuillée. Le retour aux sources opéré par les personnages s’accompagne d’une confiance en l’inconnu – la communauté – et en tous ses citoyens, du facteur au petit garçon du coin qui accueilleront sans rechigner les nouvelles venues. Signe qu’une solidarité naturelle uni les Japonais les plus différents les uns des autres, A Letter to Momo est l’apologie de cette coopération qui a étonné le monde au lendemain du déluge. Mitsuko Delivers, le dernier film de Yûta Ishii (Sawako Decides) sorti cette année, abondait déjà dans le même sens.
 
Voilà pourquoi l’avant-dernière séquence de A Letter to Momo met en scène ses protagonistes, aidés des petits démons, luttant contre un ouragan qui s'apprête à balayer les îles. Supportés par leurs traditions qui seront toujours là pour venir en aide au peuple japonais dans ses moments de détresse les plus graves (la mort du père, la tempête frappant l’archipel), les héros parviennent à leurs fins, et ce, uniquement parce qu’ils ont eu droit à cette protection divine, une bénédiction qui leur est due et qui a favorisé cet alliage unique au monde entre une société si moderne et des cultes si anciens. Preuve en est : lorsque Momo fuit le premier monstre invisible qu’elle entrevoit, c’est dans un sanctuaire shinto qu’elle se réfugie. Croyant que de passer sous la porte la protégerait des mauvais esprits, elle s’étonne de voir son prédateur l’y suivre avant d’apprendre qu’il est en fait un « ange gardien » – même dans ses superstitions, Okiura demeure cohérent en éparpillant ainsi de multiples indices sur la provenance véritable de ses fantômes burlesques.
 
Où de nombreux films d’animation jouent aujourd’hui sur un collage des traditions nippones avec celles des Européens et des Américains, A Letter to Momo demeure fidèle à ses origines et calque le design de ses monstres sur ceux des estampes japonaises : la rigidité de leurs visages et l’exagération des dessins anciens retranscrits sur l’écran provoquent un effet comique à la fois efficace et foncièrement national. De la même manière, l’idéologie de là-bas n’étant pas celle d’ici, Momo et sa mère ne refont pas leur vie en oubliant leur passé – le « nouveau départ » hollywoodien –, mais apprennent plutôt littéralement à vivre avec cette tragédie antérieure symbolisée par les trois envoyés.
 
Brillamment équilibré entre la comédie familiale et le récit de passage à l’âge adulte, il est ici constamment question de retrouver dans la fantaisie une certitude rassurante : l’esprit du père est vivant, il est seulement passé de l’« autre côté ». Impossible de faire le vide, de se débarrasser de son souvenir, les deux femmes poursuivront leur chemin en trouvant de nouveaux partenaires sans toutefois oublier leur premier; la perspective d’être couvé ainsi par un proche céleste nous semblerait peut-être insoutenable, mais il n’en est rien dans A Letter to Momo où le regard des ancêtres est évidemment une garantie que l’existence n’est pas que terrestre et que c’est envers toute une lignée d'aïeux que les liens de parenté et de fierté sont communiqués. Le quotidien et ses tristesses ne sont qu’une minuscule parcelle d'une vie, nous dit Okiura qui élève ses personnages dans une organisation cosmique où le pardon, le respect et la gentillesse sont garants d’un au-delà assuré.
 
A Letter to Momo trace ses stries spirituelles du haut vers le bas, fait interagir entre eux les gardiens et leurs protégés dans une suite de scènes farfelues tantôt dynamiques, tantôt touchantes (lorsque Momo s'efforce de trouver les mots pour répondre à la lettre de son père par exemple) qui ne se détachent jamais des objectifs moralistes et éducatifs que s’était fixé le cinéaste. Le tout est exécuté avec un souci de l’animation manuelle rare, un désir passionné de croiser des personnages finement dessinés avec d’impressionnants décors aux couleurs pastelles. Transportant l'anime à un autre niveau de perfection, Okiura – qui était d’abord animateur de nombreux projets sélects – déballe son expertise héritée de récits plus ambitieux (Ghost in the Shell 1 et 2, Metropolis, Cowboy Bebop, Paprika). Prenant le parti du réalisme, il se concentre aujourd’hui à redonner du naturel à l’anime survolté de la production conventionnelle. Sensible, attentionné, son style préfère la vraisemblance des mouvements humains plutôt que l’exagération héritée du manga. Parvenant à isoler ses protagonistes dans des postures naturelles où l’émotivité trouve sa source dans le corps, la mise en scène et les décors plutôt que dans une galerie de caricatures faciales dépassées, il a tout d’un cinéaste d’avenir, d’un sauveur au sein d’une industrie en manque de normalité.
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Critique publiée le 30 juillet 2012.