La carrière d’
Oliver Stone aura connu une baisse de régime pour le moins considérable au cours des dix dernières années, lui dont le dernier grand film remonte tout de même au puissant
Any Given Sunday de 1999. Le plus américain des cinéastes de sa génération n’était pourtant pas en manque de sujets chauds ayant récemment secoué l’Histoire comme les grands mythes de sa mère patrie, lui qui aura déjà passé en revue - avec plus ou moins de succès - les attentats du 11 septembre 2001, l’ère George W. Bush et la plus récente crise économique. Mais Stone ne semble plus maîtriser cette touche incisive se nourrissant d’un désir de provoquer, de chambarder les convictions de son public de la manière la plus viscérale qui soit, qui aura défini ses efforts les plus marquants. Le réalisateur de
Wall Street sera progressivement devenu le réalisateur de
Wall Street: Money Never Sleeps, éprouvant de plus en plus de difficulté à agencer son discours, dont le fond ne s’avère plus aussi percutant et fignolé que par le passé, à des intrigues dont les rouages s’avèrent eux aussi de plus en plus rouillés. Plus souvent qu’autrement au cours de cette période, Stone aura semblé vouloir se saboter lui-même, trouvant toujours une façon de ruiner un élan prometteur par un manque de flair visuel et scénaristique dont nous ne l’aurions jamais cru capable à une certaine époque. La question se pose néanmoins, en particulier après le visionnement du présent
Savages, à savoir si cette dernière décennie de cinéma n’aura pas finalement été qu’un immense canular orchestré de toutes pièces par le réalisateur. Mais si c’était le cas, qui en était le véritable public cible?
Avec cette adaptation du roman de Don Winslow, Stone tente de s’infiltrer dans les coulisses d’une vision fantasmée du trafic de stupéfiants perpétré au nord de la frontière séparant les États-Unis du Mexique. Un exercice qui arrive à un moment d’autant plus opportun alors que le public nord-américain a depuis cinq ans ses rendez-vous annuels avec ce genre de récits grâce à la remarquable série télévisée
Breaking Bad. Il est ainsi de nouveau question de ce vilain envahisseur venu du sud, prenant ici la forme d’un cartel tout ce qu’il y a de plus sadique, qui prendra les grands moyens pour s’emparer d’une partie du marché mis sur pied par Ben (
Aaron Johnson) et Chon (
Taylor Kitsch) qui, non seulement seront parvenus à produire l’une des meilleures variétés de marijuana sur la planète, mais aussi à éliminer la majeure partie de la violence d’un milieu ordinairement reconnu pour sa cruauté. Voyant les deux hommes préférer abandonner leur petite entreprise plutôt que de faire affaire avec le cartel, celui-ci tentera de les persuader en enlevant O (
Blake Lively), leur amie de coeur commune. Le duo sortira du coup de sa zone de confort et sera prêt à jouer le même jeu sordide que son nouvel ennemi pour soutirer leur amante des griffes de la puissante Elena (
Salma Hayek). Il s’en suivra une série de ripostes particulièrement sanglantes dans lesquelles seront aussi impliqués un agent corrompu de la DEA (
John Travolta) et Lado (
Benicio Del Toro), l’homme de main on ne peut plus amoral d’Elena.
Savages présente ainsi une variante beaucoup plus branchée du traditionnel duo inspiré du yin et du yang, réunissant ici le caractère violent ayant découlé des plus récents conflits au Moyen-Orient et les idéaux d’un hippie ayant le sens des affaires.
Dès l’introduction de ce triangle amoureux unissant notre demoiselle en détresse de service aux deux facettes de son homme idéal, la froideur et le détachement de l’un et le tempérament plus sensible et chaleureux de l’autre, nous savions que le film d’Oliver Stone ne ferait aucunement dans la dentelle. Un constat qui sera relevé d’entrée de jeu alors que l’Américain se servira de la narration en voix off aussi pauvre que futile débité par Blake Lively pour établir ses personnages et les bases de sa mise en situation de la manière la plus paresseuse qui soit. Un tel manque de rigueur se reflètera par la suite dans les moyens pris par le cinéaste pour qu’un vent de controverse souffle sur son effort, présentant tour à tour des séquences de consommation de drogue ainsi que des images de nature sexuelle et d’une violence souvent inouïe. Un mélange des plus corrosifs avec lequel Stone est déjà plus que familier et face auquel il entretiendra un rapport pour le moins ambigu, entre le caractère gratuit de l’exposition excessive de ces éléments et une certaine tentative de souligner notre désensibilisation face à ceux-ci par l’entremise des réactions d’abord opposées, mais ultimement similaires, des deux protagonistes. Le tout sera d’autant plus appuyé par une facture visuelle dont les couleurs extrêmement vives et les effets de style toujours aussi risibles auxquels le réalisateur nous a habitués nous donneront souvent l’impression de nous retrouver devant un vidéoclip ou un dessin animé plutôt que face au récit des plus sombres qui se terre en arrière-plan. Les traits de cette gigantesque caricature émaneront également des réactions incongrus et - (in)volontairement - désopilantes d’une gamme de personnages unidimensionnels, et surtout terriblement prévisibles.
Le problème d’une production comme
Savages, face à laquelle il peut s’avérer assez difficile de se positionner, c’est que ses interprètes, oscillant constamment sur ce fil instable entre drame, suspense et parodie, ne parviennent jamais à adopter le même ton à l’unisson. Il n’y a ainsi, dans cette distribution tout de même fort imposante, que Benicio Del Toro qui réussira réellement à situer son jeu entre la brutalité sans nom de son personnage et l’aura on ne peut plus risible qui l’entoure. La performance de l’acteur d’origine portoricaine appuie bien le goût pour l’autodérision qu’adopteront périodiquement Stone, Winslow et leur coscénariste Shane Salerno. Mais comme l’ensemble des avenues empruntées par la présente intrigue, celle-ci n’est jamais développée avec la constance nécessaire. Un manque à gagner qui finira par mener à cet ultime faux pas lors d’une horrible finale en deux temps jouant la carte du «
mega happy end » à la
Wayne’s World durant laquelle Stone anéantira d’un coup les ambitions de tragédies shakespeariennes auxquelles il avait pourtant mis l’ultime point final quelques secondes auparavant. La farce en soi aura, certes, atteint son apogée, mais ne saurait excuser l’inconsistance d’un scénario qui prend un temps fou à se mettre en marche et qui ne conserve jamais bien longtemps l’attention du spectateur. Comme l’opus précédent d’Oliver Stone,
Savages se veut l’oeuvre d’un cinéaste ayant visiblement toujours quelque chose à dire, mais qui accumule les maladresses à un rythme anormalement élevé, l’empêchant du coup de terminer son parcours avec un tout cohérent, même lorsque ses énergies sont clairement dirigées vers les bêtises les plus improbables.
Savages, c’est l’oeuvre d’un réalisateur s’étant beaucoup trop assagi et n’ayant plus ce qu’il faut à présent pour pouvoir répéter adéquatement ses excès d’antan.