DOSSIER : Le cinéma et ses conjurations
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Village of the Damned (1960)
Wolf Rilla

Regards sur la violence

Par Mathieu Li-Goyette
Ce qu’il reste de Village of the Damned, un demi-siècle après sa réalisation, sa suite, son remake et sa pérennité, c’est l’impression d’impuissance des villageois, le temps figé du village, cette atmosphère si particulière que peut revêtir le cinéma fantastique lorsqu’il fait véritablement dans la fantaisie, soit l’exploration des exagérations du monde qui nous est contemporain. Et quelle exagération ici, quelle grande exagération que de contaminer l’utérus des mères d’un petit village isolé de la campagne britannique par des enfants venus d’un million d’années dans le futur - on pourrait croire que la procréation est le fruit d’un rebondissement d’ondes de planète en planète, comme si l’homme de 2001: A Space Odyssey était revenu de son voyage pour polliniser  nos corps archaïques; cette exagération, c’est celle qui permet à la science-fiction de rencontrer un certain gothique anglais sans jamais que l’on sente une difficulté inhérente à rendre le classique futuriste.

Village of the Damned accomplit sa soudure sans résidus non pas par le soulignement de genres stylistiquement opposés - jamais penserait-on en regardant l’oeuvre de Wolf Rilla qu'il est question de faire un bête mélange à film culte -, mais bien en usant de l’un et de l’autre pour créer de l’étrangeté, de l’étrangeté dans le genre. Autant est-il étrange de voir une force intersidérale s’en prendre au corps des femmes, autant les enfants possédés par une intelligence supérieure perçoivent comme bizarre le comportement belliqueux de la race humaine. En effet, c’est en cherchant à se défendre de nos prudences inquisitrices que la nouvelle marmaille fera le mal, dictera la pensée des villageois pour les mener d’accidents de la route en immolation et en chutes d’une falaise. Le moyen de défense des enfants n’en est pas un d'agressivité en soi. On pourrait même dire qu’à leur image d’une humanité parfaite au point d’être neutre (rappelant l’idéal des profanateurs de corps d’Invasion of the Body Snatchers), leurs yeux miroitants renvoient aux hommes leur violence : les pacifistes, les grands médiateurs de la saga Village of the Damned, sont les survivants, ou plutôt ceux qui méritent de survivre.

Bambins parasités par le futur et l’intelligence, ils reflètent plutôt qu’ils n’absorbent, ils s’élèvent au-dessus des autres monstres du cinéma de parasite par cet écho terrifiant qu’ils sont une quinzaine d’années après le démantèlement des jeunesses hitlériennes. Aryens jusqu’aux oreilles, ils le sont en dépit de leurs parents bruns aux yeux bruns et, plus que dans le second volet qui internationalisera la franchise (en incluant un petit Africain, un Indien et une Chinoise), celui-ci se concentre à mettre de l’avant sa thèse rousseauiste, à savoir que l’Homme naît fondamentalement bon. Village of the Damned est une critique du préjugé, du profilage des Allemands d’après-guerre accusés d’avoir suivis, dans une illumination aux milles raisons et retords, un dictateur fou, symbole de l’inhumanité du XXe siècle dont le film aimerait être le microcosme des répercussions. Réalisée par un rescapé des persécutions juives, l’oeuvre se prononce sur la corruption de l’homme par une certaine barbarie et la variation de notre rapport avec le monde en fonction de notre relation à l’inconnu rappelant curieusement, par ses thématiques, son style et son contexte, Le ruban blanc de Michael Haneke.

Le parasite dans l’homme serait la violence et non l’intelligence surpuissante des enfants : comme lui, elle se transmet au contact, se propage dans la mort et la haine, cherche à réguler une société. C’est donc dire que la violence telle que Rilla l’entend n’est pas animale, mais bien politique - elle organise le quotidien dans une logique de protection des proches, de bon fonctionnement d’un village sous la loupe des autorités internationales. La violence, elle est le moyen des puissances mondiales qui voient dans les « enfants damnés » la possible fin de notre espèce, mais surtout une potentielle arme de destruction massive dont pourrait se doter une nation qui parviendrait à les dompter. Le conflit, planétaire sans jamais qu’on sorte du village, transforme les enfants en métaphore complète à la fois de la montée du fascisme (ordinaire) et de la Guerre froide prise dans l’ensemble de ses problématiques et impasses. Notre violence est contextuelle et acquise, la leur est défensive et innée.

L’instinct de survie de l’être humain précéderait sa morale profonde, son sens de la justice qui n'est pris au sérieux que par l’intellectuel du village, cet homme sage qui garde sous son aile ses protégés pour les éduquer et les mettre à niveau avec notre savoir qui leur semble si simple. Se sacrifiant pour le bien de la collectivité dans une dernière scène d’une rare efficacité, ce dernier n’avait jamais pris en grippe ses étudiants avant de s’exploser dans sa salle de classe en cherchant à éviter l’épuration totale du village par l’armée. Appliquant des principes de déontologie fondamentaux où le sacrifice d’un individu se justifie dans le sauvetage de la masse, Village of the Damned tient à sa rigueur philosophique jusqu’à la mort de son héros - chose peu commune du cinéma de genre, et du cinéma de parasite plus particulièrement, habitué à la transgression plutôt qu’à la droiture, élégance anglaise ici tout à propos.

À cette posture discursive serpentant le film dans chacun de ses rebondissements, agissant systématiquement comme les démonstrations de ses propres thèses humanistes, s’ajoute une mise en scène d’une stabilité rarissime où Rilla est en quête, à chacun de ses plans, de l’objet qui fera sens, où, débutant par le plus général, il ira faire marcher sa grue à l’agilité flottante jusqu’au pic de sa pensée, cet objet-déclic, véritable interrupteur esthétique constamment titillé entre ses pôles de normalité et d’étrangeté. Cette facilité à créer de la paranoïa envers l’enfance, moment d’innocence, mais aussi instant inoffensif, Village of the Damned l’use jusqu’à la peur de leur télépathie, l’arme la plus terrifiante qui, justement, devine l’intention, cette morale cherchant à devenir geste. Se plaçant comme garde-fou entre les deux, les enfants prennent tout à coup une signification nouvelle, inédite, tellement effrayante parce qu’elle se cachait elle aussi sous la conformité d’un titre qu’on prenait pour trop simpliste. Village of the Damned ne serait plus le village des enfants damnés, mais bien le village des hommes damnés, nous, condamnés à l'autodestruction, à une sauvagerie qui n’a plus rien de sauvage, mais bien tout de l’humanité.
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Critique publiée le 18 juin 2012.