DOSSIER : Le cinéma et ses conjurations
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Bernie (2011)
Richard Linklater

Pour l'amour du Texas

Par Alexandre Fontaine Rousseau
On pourrait dire de l'oeuvre de Richard Linklater qu'elle se caractérise par son éclectisme, que la force de son cinéma a toujours été de n'être jamais là où on l'attendait, de ne jamais s'être enfermé dans une vision du septième art, mais, bien au contraire, d'en avoir toujours défendu plusieurs. Le plus grand mérite du cinéaste américain a donc été de ne jamais s'agripper à une seule préoccupation, préférant toutes les embrasser, expérimentant avec de nouvelles méthodes au gré des sujets. Plongées dans l'intime (le fameux diptyque Before Sunrise / Before Sunset) et errances dans l'universel (Slacker, Waking Life), suspenses en huis clos (Tape) et fresques sociales (Fast Food Nation), incursions dans le cinéma de genre (A Scanner Darkly) et comédies populaires (School of Rock, Bad News Bears) : Linklater semble vouloir réconcilier les différentes manières de faire du cinéma, osant même à l'instar de Steven Soderbergh faire l'aller-retour entre le milieu indépendant et le monde des grands studios. Ambitieux programme ayant donné de par le passé de nombreuses et improbables réussites. Malheureusement, cet éclatement s'est progressivement transformé en éparpillement et ses plus récents films donnent l'impression que le réalisateur ne sait plus trop comment réconcilier les contradictions qui firent autrefois la richesse de son style.

Après un bancal Me and Orson Welles aux allures de banal téléfilm, le marasme créatif de l'auteur du culte Dazed and Confused se poursuit ainsi avec l'inégal Bernie - une autre bonne idée à laquelle il n'arrive pas, au final, à donner une forme totalement convaincante. Inspiré d'un fait divers, le film a toutefois le mérite de nous rappeler l'affection ambivalente que porte Linklater pour son Texas natal. De Slacker, ode à la faune bigarrée d'Austin, aux Newton Boys, qui relatait les faits d'armes d'une légendaire bande de cambrioleurs originaires de la petite ville d'Uvalde, le réalisateur n'a en effet jamais cessé de mettre en scène le Lone Star State, observant avec une fascination sidérée sa familière excentricité. Bernie propose un autre chapitre de cette histoire populaire du Texas, relatant les événements ayant mené au meurtre d'une riche veuve haïssable (Shirley MacLaine) par un opérateur de pompes funèbres trop dévoué (Jack Black) avec lequel elle entretenait une relation ambiguë. Par l'entremise de cette sordide anecdote, Linklater dresse le portrait complexe et nuancé d'une Amérique marginale et généralement mal représentée, celle de ces petites communautés isolées dans lesquelles tout le monde connaît tout le monde.

Pour ce faire, le cinéaste procède à un croisement des genres et des registres - insérant des entrevues avec les véritables habitants de la ville de Carthage entre les scènes d'une reconstitution dramatique plus classique. Une idée en soi ingénieuse qui, malheureusement, ne donne pas tout à fait l'effet escompté. Car si le procédé confère à l'ensemble une dimension documentaire tout à fait pertinente qui sert parfaitement le propos du film, elle tend aussi à mettre en évidence le manque de nuance dont souffre quant à elle la fiction. La caméra de Linklater, braquée sur la performance « spectaculaire » de Jack Black, comme captive de son indéniable charisme, perd donc constamment de vue cette idée d'un portrait plus global, social, auquel aspire visiblement le cinéaste. Le film n'y revient que de manière sporadique, sans jamais trouver le juste point d'équilibre entre les différentes formes qu'il met à profit. Si Black fanfaronne avec vigueur et virtuosité dans une comédie noire outrancière qui vire avec un certain manque de finesse au mélodrame, Linklater semble pour sa part désirer s'éloigner de cette forme qui fait d'un seul personnage le point focal du film. Or, à force de compromis, cette cohabitation produit, plutôt qu'un discours clairement structuré, une série de juxtapositions précaires qui semblent à la limite se contredire là où elles devraient se compléter.

Ce manque de cohésion s'avère d'autant plus décevant qu'il mine les efforts d'un cinéaste qui démontre une fois de plus qu'à défaut de suite dans celles-ci, il ne manque pas d'idées. Bernie, en ce sens, souffre du fait qu'il contient l'ébauche de deux films, mais n'offre au spectateur que deux demi-films à moitié satisfaisants; et que, qui plus est, c'est le plus convenu des deux qui l'emporte au montage. Linklater, au lieu d'exploiter pleinement le potentiel de l'hybridité formelle qu'il met en place, se contente ainsi de livrer une fable morale morbide sur fond d'Amérique profonde : du sous-Coen sans le raffinement de la mise en scène, sans les subtilités dans l'écriture… Au final, on ne se souvient donc que de quelques prestations d'acteur réjouissantes que Linklater offre à des acteurs qu'il affectionne visiblement : à commencer par Matthew McConaughey, visiblement plus à l'aise en District attorney déterminé que dans ces fades rôles d'homme à marier auxquels il nous a habitué. Quant à Jack Black, il livre une performance à la hauteur de son énergie démesurée tout en sortant à quelques reprises de sa zone de confort - le genre de performance dont on le savait capable, mais qu'il n'avait jusqu'à ce jour pas eu la chance de donner. Il est dommage que, de son côté, le réalisateur soit encore égaré dans les méandres d'une démarche qui, de plus en plus, fonctionne mieux en théorie qu'en pratique.
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Critique publiée le 1er juin 2012.