Fort du succès surprise, et surtout retentissant, de son somme toute habilement mené
The Sixth Sense,
M. Night Shyamalan aura visiblement voulu battre le fer pendant qu’il était toujours chaud en revenant à la charge à peine un an plus tard avec le présent
Unbreakable. Le cinéaste bénéficiait à ce moment d’une marge de manoeuvre tout de même assez limitée alors que celui qui était devenu la nouvelle coqueluche du grand Hollywood, vers qui tous les regards s’étaient soudainement tournés grâce à un coup de théâtre pour le moins mémorable, devait maintenant prouver qu’il était beaucoup plus que l’auteur d’un simple stratagème narratif. Comptant une fois de plus sur la présence de
Bruce Willis devant la caméra, Shyamalan aura remporté son pari haut la main en livrant une seconde oeuvre dramatique à saveur surnaturelle beaucoup plus dense et originale que la précédente, faisant preuve ici d’une rare maîtrise sur le plan de la forme comme de l’écriture. Sans le savoir, mais en se doutant fort probablement de ce qui allait suivre,
Unbreakable aura fini par s’imposer, d’une certaine façon, comme l’annonciateur de toute la nouvelle vague de films de super-héros sur laquelle surferait les grands studios américains durant la décennie à venir - et même au-delà -, l’exercice n’ayant été précédé que par la première adaptation de la bande dessinée
X-Men signée Bryan Singer parue quelques mois auparavant. Mais autant le film de Shyamalan n’est la transposition d’aucun récit préalablement illustré et publié par l’un des géants de l’industrie, que ce soit Marvel, Dark Horse ou DC Comics, autant
Unbreakable est peut-être la production cinématographique ayant le mieux compris comment amalgamer l’essence des deux médiums.
Si le film de Shyamalan ne brille évidemment pas par sa subtilité, le cinéaste fait néanmoins preuve d’une remarquable finesse dans sa façon de relever les grandes lignes de la mythologie du comic book américain. Il émane d’ailleurs du scénario d’
Unbreakable un vibrant hommage au neuvième art, que le cinéaste reconnaîtra comme tel en permettant à ses cases d’être exposées à l’intérieur d’une galerie d’art, mais qu’il approchera également comme la dernière façon imaginée pour témoigner de l’histoire humaine. Une croyance entretenue par Elijah Price (
Samuel L. Jackson) qui, en raison de la grande fragilité de ses os, aura passé le plus clair de sa vie à lire et à analyser les pages formant ces histoires de super-héros. Une pratique qui l’aura amené à voir la bande dessinée comme une version amplifiée de la réalité, et à chercher quelqu’un qui, à l’opposé de lui, serait indestructible. Une personne qu’il croira avoir trouvée en David Dunn (Willis), seul survivant d’un déraillement de train qui, par-dessus le marché, s’en sera tiré sans la moindre égratignure. Suite à leur rencontre, David commencera à prendre conscience des signes qui confirmeront de plus en plus la théorie d’Elijah, lui qui sera incapable de se souvenir d’une seule journée où il aurait été malade, mais tout à faite apte à soulever des masses excessives, en plus d’être doté d’un instinct lui permettant de flairer les criminels. Un récit ordinairement beaucoup plus mouvementé que Shyamalan aura su savamment articuler à l’intérieur d’une trame dramatique extrêmement posée, évoluant à un rythme assez lent, mais tout ce qu’il y a de plus soutenu. Il en ressortira une véritable quête existentielle où notre héros sera appelé à découvrir les véritables raisons de sa présence sur Terre, lui qui, a priori, avait déjà décidé de défendre l’ordre en devenant gardien de sécurité.
« La vraie vie ne rentre pas dans des petits carrés qu’on dessine », lancera Elijah à David, alors sur le point d’embrasser pleinement sa destinée. Il y a dans cette simple réplique à la fois toute la matière et toutes les qualités du film de Shyamalan. Elle vient confirmer le désir d’appartenance de ce récit fantastique à une réalité beaucoup plus concrète - qu'allait également privilégier
Christopher Nolan pour ses
Batman -, exprimé par le réalisateur à travers une démarche esthétique aussi élégante que d’une formidable intelligence. Le cinéaste évoquera ainsi parfaitement les cases de la bande dessinée non pas par l’entremise d’effets de montage - comme le ferait
Ang Lee dans son sous-estimé
Hulk trois ans plus tard -, mais en se servant plutôt d’éléments du décor pour isoler continuellement ses personnages à l’intérieur de ses cadres. L’ensemble est d’autant plus cadencé par de fins mouvements de caméra venant remplacer l’habituel champ-contrechamp lors des scènes de dialogues, tandis que les visions de David des actes répréhensibles commis par les individus avec qui il entre en contact seront toujours judicieusement filmés d’un point de vue qui aurait pu être celui d’une caméra de surveillance. Et comme il s’agit de la « réalité » et non d’une planche à dessins sans relief, le directeur photo Eduardo Serra aura su donner à ses plans une profondeur de champ souvent inouïe afin de souligner encore davantage cette expansion du médium. Shyamalan se servira également du caractère de David, communiquant parfaitement la mélancolie régnant sur le film à travers la tristesse du regard de Willis - comme l’avait fait
Terry Gilliam dans
12 Monkeys -, et des mouvements limités d’Elijah pour conférer un certain immobilisme à ses images, évoquant encore là ceux de la bande dessinée.
Shyamalan sera également parvenu à imprégner les bases de son scénario de la genèse comme des caractéristiques les plus communes des héros et des vilains peuplant l’univers des comic books, et ce, dans un cadre dramatique demeurant toujours aussi terre-à-terre. Une impression qui émanera dans un premier temps d’une forte caractérisation au niveau des costumes, le noir et le mauve dominant les habits d’Elijah comme l’imperméable aussi long qu’une cape du justicier en devenir. Mais c’est surtout à travers David (dont les initiales identiques évoquent ceux de tant de héros imaginés par Stan Lee - de Peter Parker à Bruce Banner en passant par Red Richards) que Shyamalan jouera le plus habilement ses cartes, illustrant les particularités du sauveur anonyme à partir de la banalité de son quotidien, sa faiblesse (sa phobie de l’eau) comme sa loyauté (envers sa femme) et ce réflexe de vouloir toujours tenir ses proches à l’écart pour les protéger. L’ensemble finira évidemment par déboucher sur cette première aventure nocturne où David mettra finalement ses pouvoirs à l’épreuve. Un moment de bravoure d’un classicisme exemplaire que viendra accentuer la bande originale colossale de James Newton Howard. Le tout avant que David ne rentre chez lui, une fois son devoir accompli, et ne replace soigneusement son « costume » dans le placard, parfaitement caché à la vue de tous.
Unbreakable repose également sur plusieurs contrastes s’articulant autour des deux principaux personnages, lesquels mèneront à cette poignée de main aussi inévitable que fatidique. Une finale beaucoup mieux articulée que celle de
The Sixth Sense, et surtout d’une logique implacable par rapport à l’essence de son récit comme de sa source d’inspiration.
Unbreakable se révèle ainsi l’ultime adaptation d’une bande dessinée qui n’en était pas une, ou plutôt le regard percutant sur les fondations d’un art avec lequel le grand public allait vite devenir très familier.