Entièrement réalisé à l’intérieur de studios parisiens, le premier long métrage de
Tran Anh Hung recèle déjà les plus belles manies de son auteur, soit un certain déterminisme dans le calme des mouvements et des interprètes, un refus du bruit (sonore, visuel) qui viendrait brimer ce qu’il s’efforce de mettre en scène : un opéra strictement cinématographique, profondément dramatique et d’une force qui n’est pas celle de la scène, mais bien de l’écran. Admirateur d’opéra et de musique classique avant d’être cinéphile, Hung est un amoureux des classiques de Debussy à Mizoguchi. Outre une trame sonore composée expressément pour le film, la musique au piano du fils prodigue d’une riche famille vietnamienne borde les longs déplacements latéraux d’une rigidité parfaite. Découpant l’espace du décor en autant de cadres précis qu’il a de seuil et de murs couleurs pastel, le style du maître japonais qui présentait ses récits avec le style uniformisé du rouleau ukiyo-e se transporte jusqu’à Hung dans le même refus du montage, la même adhésion à un espace d’abord scénique (ou le spectateur reste toujours à l’extérieur de l’image) plutôt qu’à un recourt constant aux règles du cinéma (champ contrechamp, attention portée aux personnages et non à leur environnement). Sans garder cette posture comme une loi immuable (la grâce de son cinéma vient d’une impression de règle stylistique où chaque détournement surligne un évènement notable), le cinéaste modifie graduellement sa mise en scène au fil de la progression du récit.
D’abord axé sur la servitude tranquille de la jeune Mui dans le Saigon de 1951,
L’odeur de la papaye verte fait un bond dans le temps jusqu’en 1961 où Mui, maintenant âgée de vingt ans, tombe amoureuse de son maître, déjà fiancé à une riche dame du coin. Toute prégnante dans la douceur du regard de l’actrice Tran Nu Yên-Khê, la sensibilité du film repose sur la vision du monde et des corps. Les personnages se regardent longuement avant de se toucher comme avant de se parler. La musique fait discuter l’air qui sépare leurs visages et la manière dont ils observent les alentours (la ruelle, des fourmis écrasées, une papaye verte) se dépose doucement sur l’oeuvre comme un commentaire, une voix off toujours muette. Lorsque Mui observe les papayes, elle les touche avec parcimonie, puis les épluche et les coupe en fines languettes. Le rituel de la cuisine lui a été transmis par l’ancienne servante et la jeune fille, sur cette décennie de servitude, regardera toujours à partir du sol ces maîtres qui la gouvernent.
Pourquoi ne peut-elle pas être avec l’homme qu’elle aime? Parce qu’il est riche et qu’elle est pauvre? La jeune femme trouve consolation dans l’observation du quotidien, comme si la toute puissante nature, comme si ces nombreux insectes insérés dans le studio et filmés avec précision, venaient tous lui dire que les hommes sont égaux, qu’ils ne sont que des êtres du cosmos et qu’aucune barrière matérielle ne pourrait les tenir séparés bien longtemps - en fouillant les tiroirs du maître, il découvre qu’il phantasme sur elle et la dessine sur des feuilles vierges de musique. Les dessins du pianiste nous font aussitôt confondre le visage de Mui avec celui d’un Bouddha. Comme dans la religion basée sur un constant renouvellement des énergies vitales et une conscience aiguë de la place infime qu’occupe l’homme dans un grand tout qui le surplombe constamment,
L’odeur de la papaye verte raconte l’expérience illuminatrice d’un amour végétal plutôt qu’humain.
C’est-à-dire que la grande beauté du cinéma de Hung repose sur cette obstination à vouloir filmer les plantes comme les hommes et les hommes comme les plantes. Comme s’il allait faire parler la papaye et comme s’il pouvait faire taire l’actrice et la rendre fleur, il filme ici l’absurdité d’une existence aplatie, faite de mouvement gauche-droite et droite-gauche, d’allers et de retours comme nous les suggèrent ses nombreux plans tout en largesse. Ce que d’autres envisageraient comme des restrictions du décor, lui en tire du bon et décide d’emménager dans sa mise en scène une impression de circularité dans les mouvements. Sa gêne de s’approcher de trop près des objets lui permet, progressivement et grandement à cause de la lumière artificielle, de nous faire redécouvrir constamment les lieux du drame amoureux. Luttant contre la facticité de son Saigon en bois et en carton, la musique classique et le chant des oiseaux toujours présents rythment les bruissements de langue vietnamienne prononcée si rarement. Jouant sur les bruits de la nature pour pallier à la répétition des entourages, Hung ajoute ainsi une troisième dimension à ses espaces.
Mais
L’odeur de la papaye verte, déjà dans son titre basé sur la description d’une odeur particulière, est avant tout une ode merveilleuse aux sens et l’arrivée d’un auteur qui saura, mieux que n’importe qui, les retranscrire à l’écran. L’apothéose de ces sens, mais aussi leur découverte et leur maîtrise, voilà l’histoire de la petite Mui, qui se terminera sur son apprentissage de la lecture et de l’écriture. Après avoir découvert le monde sensible, elle apprendra à le rendre intelligible - lors du dernier plan, elle nous fixe, veille sur son ventre de femme enceinte, et nous explique la métamorphose constante des êtres vivants. Il n’en fallait pas plus pour nous faire faire un nouveau calcul.
Entre ces deux époques (1951 et 1961), soit entre la guerre d’Indochine et la guerre du Vietnam, de rares bruits d’avion viennent troubler la quiétude méditative du film. Ce sont les bruits lointains des combats, ceux qui s’apprêtent à défigurer radicalement la nation au fil des années 60 et 70. Se terminant en quelque sorte peu avant la naissance du cinéaste (qui aurait très bien pu se trouver dans ce ventre-là),
L’odeur de la papaye verte est un souvenir nostalgique de ce pays verdoyant qu’il ne connaîtra pas sous ce visage-ci. Exilé en France avec sa famille, il semble, pour un premier film, vouloir exorciser un souvenir qu’il n’aura jamais, donc se libérer d’une béance mémorielle ou, plus précisément, recréer un souvenir inexistant qu’il devrait avoir de son pays; ainsi regarde-t-on à travers les yeux de la jeune Mui ces nombreux portraits familiaux du début du siècle tout comme ces vases traditionnels et cette cuisine si détaillée.
S’il n’avait été que l’un des plus beaux films jamais photographiés (ce qu’il est, sans aucun doute), l’odeur de
L’odeur de la papaye verte ne serait guère plus qu’un vague souvenir, mais c’est dans sa quête désespérée de recréer en studio un Vietnam éteint qu’il nous apparaît aujourd’hui comme le testament d’un style de vie. La senteur du fruit, de ce quotidien, n’existe plus, il ne se sent plus, nous dit Hung. Et ce n’est qu’en vertu de cette lecture d’un bouddhisme cyclique qu’il a mis en scène que son film parvient à être finalement drôlement optimiste. Le Vietnam renaîtra de ses cendres, sous une autre forme, avec d’autres odeurs et, tout comme le cinéaste y sera parvenu dans l’artificialité d’un studio parisien, c’est dire qu’en remontant aux origines de sa culture, le Vietnamien parviendra à se retrouver en lui-même. Peu importe le pays, peu importe l’époque. Cerner cette âme ancestrale qui sommeille au coeur des hommes, telle est l’avenue que Hung emprunta pour la première fois.