Diffusé pour la première fois l'an dernier au Festival de Cannes,
Habemus Papam nous arrive avec le poids d'une année de diffusion et de rumeurs. Des rumeurs comme quoi il s’agirait ici de l’une des plus belles oeuvres de
Nanni Moretti, peut-être même de la grande nouvelle de la Croisette. Un oeuvre qui irait au-delà des questionnements cosmiques de
Malick et de
Von Trier pour aborder une réalité encore plus troublante, soit la rencontre avec le quotidien de ce cosmos, de cette croyance, dans un film au récit complètement inventé où le nouveau pape, trop abattu par sa nomination à la fin du conclave sonné à la mort de Jean-Paul II, se serait enfui du Vatican pour réfléchir sur la tâche que ses collègues - que Dieu lui-même, dit-on - lui ont léguée. Mener un milliard de fidèles n'est pas une mince affaire. Devant composer avec la fin d'un règne et le renouvellement de la religion catholique dans un jeune siècle, Moretti trace en douceur un constat qui tourmenterait le plus convaincu des athées : comment rallier l'Église autour d'un seul homme? Comment rendre à ces cultes leur importance première?
Habemus Papam ne se fait pas un devoir d'y répondre. Poser ces questions, il le fait à peine, tout comme il demeure à distance des récents scandales ayant ébranlé la chrétienté - aucune pédophilie révélée, richesse grandiloquente décriée ou discours homophobe critiqué. Pourquoi alors, si ce n'est pas pour le mettre sur la sellette de l'indignation, doit-on encore filmer le catholicisme dans un film d'athée? Pourquoi Moretti, incarnant un psychanalyste non-croyant, doit-il plonger dans l'esprit du pape? Après s'être penché sur le cas Berlusconi dans
Le caïman, l'Italien aborde cet état souverain où son pays croise le monde entier, où les nationalités se dissolvent dans un contexte où les cardinaux arrivés des quatre coins du monde, attendant impatiemment l'apparition improbable de leur pape qu'ils croient toujours dans sa chambre, prisonnier de ses pensées, arborent leurs habits cérémonieux rendant ceux venus d'Afrique aussi prestigieux que les Allemands et les Américains. En ce sens, Moretti nous dévoile le Vatican dans sa condition de non-lieu ou, plus précisément, du Lieu avec un grand « L » de la foi, du lieu qui dépasse tous les autres et d'où le chef d'État s'est enfui, durant trois jours, pour rejoindre la Rome contemporaine.
Sorti d'une autre époque, le pape Melville erre dans la ville et va à la rencontre d'inconnus. À chaque bar, à chaque auberge, un poste de télévision lui rappelle son absence. À chaque conversation, il se souvient qu'il est à présent le pape, qu'il est celui dont le rôle est de servir d'émissaire entre l'humanité et son Dieu chrétien. En parallèle, Moretti l'interprète, d'abord appelé pour psychanalyser le saint homme et le faire parler, demeure prisonnier du Vatican jusqu'à ce que le conclave soit levé. Personne ne doit savoir de quoi il en retourne et en se mêlant à la communauté des cardinaux, le personnage et cinéaste nous donnera à voir une existence pieuse et comique totalement cadencée au rythme d'une comédie italienne classique où les rassemblements sont l'occasion de voir un archétype en croiser un autre. Ces scènes sont particulièrement belles, car elles reposent sur l'anonymat des cardinaux. Filmées en plans moyens, elles font rire par un comique de société dont l'auteur peut aujourd'hui se vanter d'être l'un des grands maîtres. Héritier de Tchekhov qu'il cite à de nombreuses reprises, la comédie naît à même ces individus modelés par la société telle qu'elle les entoure. Nous donnant à voir ces différents quotidiens, le cinéaste prend plaisir à les observer s'entrechoquer non pas par le gag, mais bien par la superposition des points de vue et des arguments. Ici, le rire a ses raisons. L'air est drolatique et tous le respirent : les personnages ne sont jamais drôles, ce sont leurs discussions qui le sont et la manière dont elles font écho aux promenades solitaires du pape en perdition incarné par
Michel Piccoli, peut-être dans son ultime grand rôle.
Là où
Le caïman se penchait sur un homme avide, ici, nous avons affaire à un homme humble face au pouvoir, à un individu comprenant que ce pouvoir est plus imposant qu'il ne pourrait jamais l'être. Dans cette scène où nous entendons les prières de chacun des cardinaux, tous fuient le rang papal. Le « nous avons un pape » (le «
habemus papam » du titre) résonne comme une malédiction pour un homme et un soulagement pour les autres. Plus l'étau se ressert autour de l'élu jusque dans une apothéose terrifiante au théâtre, plus l'Église semble dévorer son serviteur, le digérer au nom de sa cause religieuse et immatérielle - Moretti vient de signer un film immense sur la petitesse de l'être humain face à la grandeur des idées en simplifiant les états d'âme du plus saint des vivants. Sa marche urbaine rencontre la danse surréaliste des cardinaux dans un face-à-face sans pitié. Ramené « à la maison », on lui demande de choisir des armoiries, on se prépare à lui réclamer un titre en abandonnant son nom de Melville qu'il n'incarnera plus jamais.
Croisant l'école néo-réaliste en se penchant sur cette remise en question rythmée sur les pas du pape, il superpose ces segments empruntés à De Sica à des moments de poésie pure où les ralentis et cantiques redonnent aux serviteurs de l'Église catholique une part sensible qui n'est pas de l'ordre de la Bible. « Je ne parle pas du pape, je parle de la personne qu'il est », dit le psychanalyste-Moretti. Pour lui, il y a une différence entre le titre et le nom, entre la stature obligée et l'âme d'une personne qui rêvait autrefois d'être acteur de théâtre et qui se reconvertit lorsque sa soeur parvint à accomplir les rêves qu'il ne put jamais concrétiser. C'est une histoire d'une tristesse impensable que celle de ce vieil homme à la Umberto D. coincé avec des souvenirs qu'on lui demande d'oublier, pris à réciter du Tchekhov, car en deçà de la mélancolie individuelle se cache aussi celle de la religion, de toutes les croyances exigeant un dévouement, un sacrifice si grand qu'il provoquerait à son tour la dévotion chez les fidèles.
Dans ce dernier plan où Melville avoue ne pas être fait du bois de ceux qui peuvent mener la chrétienté, les étendards du public de la Place Saint-Pierre se mettent en berne, ne laissant paraître que des têtes à l'air abattu dans cette atmosphère béate. Si l'individu le plus croyant n'a pas foi en ses propres capacités, la foule se perd, ne sait plus qui croire, qui suivre, qui prier. Filmer un pape fragile, une religion fracturée, un monde en effritement, Moretti l'a fait comme s'il avait été inspiré d'un raisonnement simple comme tout : pourquoi le pape a-t-il toujours les mains derrière le dos? Pourquoi conserver cette posture du marcheur? Parce qu'il a les mains liées. Parce qu'il porte sur ses épaules un trop lourd fardeau, mais aussi parce que, parvenu au bout de sa religion, il ne lui reste qu'à marcher en attendant la mort, cet instant on nous n'avons plus à croire, car que peut bien être la foi sinon la préparation, au quotidien, de notre inévitable fin?