DOSSIER : Le cinéma et ses conjurations
L’équipe Infolettre   |

Temps d'une chasse, Le (1972)
Francis Mankiewicz

Le baptême de feu

Par Mathieu Li-Goyette
Tranquillement, le soleil se levant sur Montréal vient brûler amoureusement la pellicule de Michel Brault. Le célèbre homme de l'image est là, perché au-dessus d'une rue au début des années 70 et attend ce levé céleste. Bouillonne déjà en lui son chef-d’oeuvre, Les ordres, bouillonne déjà dans la tête du petit bonhomme Francis Mankiewicz qui filma là, il y a quarante ans, ses premières images, un désir inextinguible de narrer dans toute sa potentialité poétique la condition québécoise de l'après Révolution tranquille. Ces deux auteurs, sans trop le savoir ou, encore mieux, en ne le sachant que trop bien, révolutionneront à leur tour, dans les cent minutes à venir, ce qu'on attendait du cinéma québécois. Il ne faudra pas plus que trois hommes et un garçon, trois amis joués par des comédiens (Marcel Sabourin, Pierre Dufresne et Guy L'Écuyer) tous aussi extraordinaires que ceux qui les filment et une partie de chasse qui durera un weekend et qui se conclura par la mort de l'un d'entre eux. Sans jamais parler d'autre chose que de la bière et des femmes, Mankiewicz nous gratte de l'intérieur, là où ça démange et où le grattoir ne se rend pas; dans l'âme, l'auteur des Bons débarras pose un dur constat : cette génération est celle de la révolution, mais comment fera-t-elle pour nous transporter aux devants de notre propre avenir? Sans réponse, Le temps d'une chasse terrifie. Il trouble encore plus que, du moins pire des trois chasseurs, c'est celui-là qui périra tué par son camarade. Et si notre finalité n'était que de se tirer une balle dans le pied?

C'est pourquoi, selon tout un attirail du rituel du chasseur, l'Homo sapiens quebequici doit d'abord passer à travers son « baptême de feu ». En fait, la grande majorité de ce premier film tourne autour du passage forcé à l'âge adulte d’un jeune d'à peine quatorze ans. Et ce qui le rend si grand, c'est d'envisager cette thématique comme essentielle à la structure narrative du film - on y reviendra.

On lui apprend à tirer du fusil, on le pousse à draguer, on laisse bien à sa vue des magazines pornographiques, mais surtout, on l'éloigne de sa mère un weekend durant. Premier sectionnement du cordon ombilical pour ce petit bonhomme né avec la révolution en 1960, l'enfant évoque toute une génération en perdition, séparée de sa patrie (c'est son père qui mourra) et élevée dans l'espérance des jupons de sa génitrice - l'actrice Monique Mercure ou la France que l'on tenta de rejoindre; les mots de De Gaulle en témoignent. En mourant, le père du jeune Michel laisse son fils dans une croissance à demi achevée. Lui qui n'affichait que des signes précoces de maturité devra trouver chez sa mère et les amis malcommodes de son père (trop machos ou trop portés sur l'alcool) des modèles pour se forger une personnalité. C'est lui qui votera en 1980, lors du premier référendum, c'est lui qui sombrera dans la désillusion québécoise des années 80 et c'est lui qui élèvera notre génération à nous, qui écrivons aujourd’hui sur nos pères au passé trouble, pris entre deux grands mouvements de l'histoire québécoise et ayant dû gérer difficilement le passage de l'un à l'autre.

Car entre la transformation d'un Québec libéral à un Québec souverainiste, notre cinéma a connu ses plus beaux moments, ceux où il était d'abord question de filmer « pour la suite du monde ». Nous pourrions dire, avec le recul, que la mise en valeur de la mémoire se transforma peu à peu en conscientisation politique. Avec l'arrivée de cinéastes comme Denys Arcand et Gilles Carle, la sauvegarde du patrimoine va bientôt de pair avec l'utilisation de celui-ci dans les luttes sociales des années 70.

À bien des égards, Francis Mankiewicz s'inscrit dans cette tendance d'historicisation poétique de notre parcours depuis la victoire anglaise. C'est à cet instant que notre cinéma de fiction prend la forme presque définitive qu'il retiendra jusqu'à aujourd'hui, qu'il se détache progressivement, par morceaux, du cinéma direct pour se reconstituer dans une forme complètement maîtrisée. À ce titre, Le temps d'une chasse préfère la postsynchronisation au son direct, l'agilité du tournage en forêt, l'éclairage naturel maîtrisé par Brault, mais aussi de magnifiques scènes d'intérieur comme celle où, dans un bar de motel d'un luxe kitsch, nous découvrons Luce Guilbeault et Frédérique Collin en serveuses. À eux deux, elles prouvent comme Bernadette et la jeune fille douce violée dans le film de Carle que la plus grande révolution du cinéma québécois passe par la femme, son influence et la manière dont elle manie le coeur des hommes aussi bien qu'on espérait la voir manier la pâte à tartes.

Femmes à tablier comme leurs mères pouvaient l'être, elles acceptent les avances des hommes à une époque où les mouvements féministes ont encore fort à faire. On leur tapote le derrière, on les paie un « p'tit vingt » pour un effeuillage en privé dans leur chambre. Le motel où les trois compagnons passent leurs vacances est un antre de la luxure où s'oublient les problèmes quotidiens d'une urbanité trop pleine d'engagements. À force de travail et de couples lézardés, c'est le temps pour les gars de se retrouver autour de belles femmes et d'une caisse de 24. Sans toute la vulgarité qu'auraient aujourd'hui ces scènes, Mankiewicz travaille à partir du regard du garçon; sans lui, le spectateur aurait été en mesure de profiter de la détente au même titre que les hommes. En l'insérant dans le récit, l'auteur n'insère pas seulement un personnage en quête de maturité et un discours passionnant sur l'histoire passée et future du Québec, mais aussi un brillant engrenage permettant au spectateur d'observer ce monde sous l'angle de l'innocence. Tout à coup, ce n'est plus la beauté de Collin qui nous frappe lorsqu'elle s'entretient tôt le matin avec le père, mais bien la honte quand Michel les surprend. « J'aimerais rester ici », dit le père à cette serveuse qu'il vient à peine de connaître. Voilà ses dernières volontés, celles dont la providence se servira comme raison pour le faire abattre par un coup de feu mal placé. Pour avoir envisagé l'abandon de ses responsabilités, il meurt.

C'est un monde sans pitié que celui de Mankiewicz, et particulièrement ici lorsque la perte de l'innocence d'un enfant passe par la mort de son père. Devant prendre la place de ce dernier à la toute fin du film, il le remplacera au sein de la famille et sera peut-être même, plus tard, celui qui le remplacera à la chasse. La décision de Mankiewicz de faire mourir le père et non le fils, si elle est symptomatique de son temps où les jeunes doivent voir la mort pour grandir (Mon oncle Antoine était réalisé l'année précédente), reflète bien une transition massive de tout le poids des responsabilités de la Révolution tranquille vers une génération trop jeune pour déjà l'assumer. Ces deux générations, prises entre deux chaises et dont l'aboutissement est l'impossibilité chronique d'un enseignement des valeurs, ne dialoguent plus, elles sont en compétition. L'une est trop jeune et l'autre pas assez vieille pour avoir à passer complètement le flambeau. Elles s'engueulent à savoir laquelle sera la plus apte à porter la nation sur son dos, laquelle sera la plus apte à faire, selon ses méthodes, le Québec de demain. Le temps d'une chasse, Francis Mankiewicz a prévu un demi-siècle de discorde.
8
Envoyer par courriel  envoyer par courriel  imprimer cette critique  imprimer 
Critique publiée le 28 mars 2012.