DOSSIER : Le cinéma et ses conjurations
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Deep End (1970)
Jerzy Skolimowski

L'irréparable éveil

Par Alexandre Fontaine Rousseau
Cruel jeu menant à la mort de l'innocence, l'amour tel qu'il est dépeint par Jerzy Skolimowski dans Deep End n'est autre chose qu'une initiation aux tourments de l'âge adulte. Amour aveugle, impossible, amour devenant folie, bouleversant les repères d'un jeune homme qui apprend par son entremise la différence parfois déchirante entre les désirs et la réalité, la violence de ceux-ci et la cruauté de celle-là. Le monde adulte que découvre Michael est le même contre lequel s'insurgeait au nom d'un romantisme idéaliste le couple de La barrière, quatre ans plus tôt : superficiel et matérialiste, mais surtout triste, triste à l'infini de n'être qu'un amas de rêves brisés et de désirs insatisfaits. Et au coeur de cette tragique comédie se trouve l'idéalisation de l'autre, illusoire bouée de sauvetage à laquelle s'accroche naïvement notre héros happé par les flots de son propre éveil, déchiré de l'intérieur par une prise de conscience à laquelle il tentera en vain de résister avant d'être confronté, une bonne fois pour toute, à l'injuste brutalité de la réalité.

L'histoire de Deep End est, au fond, celle de tous les autres « coming of age » des annales du septième art : un jeune homme ayant décroché son premier emploi dans un bain public de Londres tombe éperdument amoureux d'une jolie collègue un peu plus vieille que lui - et un peu plus au courant, aussi, des choses de la vie. Séductrice, elle s'amuse à attiser son désir dans ce lieu où c'est en quelque sorte l'intimité de la société anglaise qui est exposée. Espace aux frontières du public et du privé, où les « pourboires » sont offerts en échange de quelques services ambigus, où les pulsions s'expriment de manière grossière et maladroite, ce microcosme sera un catalyseur et, rapidement, l'innocence du garçon s'y volatilisera pour laisser la place à une profonde confusion qu'exalte sa passion. Mais son amour obsessionnel, ancré dans le fantasme et l'illusion, va paradoxalement le propulser vers une réalité de laquelle il avait été jusqu'alors protégé.

Parce que Susan a un fiancé, parce que Susan aussi, n'est pas cette fille « parfaite » qu'il voudrait qu'elle soit, Michael apprendra à composer, tant bien que mal, avec le désenchantement. Première leçon de l'âge adulte. Celle qu'il aime, celle qu'il croit aimer, n'est pas celle qu'il a imaginée, celle qu'il s'est inventé. Michael, au fond, est en amour avec une fabulation, une image - comme l'illustre brillamment le cinéaste au cours d'une scène d'anthologie où le jeune garçon plonge dans une piscine avec une photographie grandeur nature de l'objet de ses désirs, fantasme et réalité s'entremêlant dans son esprit jusqu'à ce que l'image cinématographique devienne explicitement le reflet de sa confusion. Cette apesanteur érotique n'a rien de symbolique : c'est la sensation physique viscérale que provoque le fantasme figé, incapable de se concrétiser.

Avec Deep End, Skolimowski arrive au même état de grâce poétique qu'avec ses films de la période polonaise sans, pour se faire, avoir recours aux « artifices » surréalistes qu'il employait auparavant. Ici, c'est le flot onirique du film qui l'arrache à la gravité d'un réel auquel, pourtant, il n'échappe en apparence jamais. Si le concret et le rêve communiquent, se contaminent, la délimitation entre les deux sphères demeure claire, tangible, tout au long du film. Le génie de Deep End repose en partie sur cet équilibre avec lequel Skolimowski y jongle entre les deux registres, laissant finalement l'absurdité un peu vulgaire du réel parler par elle-même. La réalité, nous dit le cinéaste, est incapable d'être à la hauteur du rêve. Ainsi, lorsqu'elle échappe dans la neige le diamant que lui a offert son (médiocre) fiancé, Susan perd les pédales, révélant au spectateur cette insignifiance que Michael, aveuglé par sa beauté, est incapable de voir.

Par amour, au contraire, il adhère à son délire, l'alimente; les voici, ensembles cette fois, au fond de la piscine du bain public, cherchant à retrouver la précieuse pierre dans une montagne de neige - aussi bien dire qu'ils cherchent une aiguille dans une botte de foin. Et quand enfin, à force d'insistance, Michael peut goûter à ce rêve qu'il caressait d'être un instant avec Susan, la tragédie le rattrape. Ce que la mort qui clôt le film lui révèle, c'est que son désir était aussi violent que le rejet auquel il se butait; qu'il s'imposait à l'autre autant qu'elle se désistait. La cruauté du jeu était partagée, mutuelle. Il n'était pas plus innocent qu'elle n'était coupable. La prophétie s'est réalisée, le sang versé en guise d'introduction au film ayant finalement pris tout son sens - tout comme le hurlement poussé par Cat Stevens dans la chanson « But I Might Die Tonight », qui sert en quelque sorte de thème au film.

Du cinéma de l'éveil, on pourrait dire qu'il propose le récit d'un désapprentissage, plutôt que celui d'un simple apprentissage comme on a tendance à le penser. Les grands thèmes du genre s'immiscent par le moyen d'une réaction en chaîne : initié à la réalité, le protagoniste doit remettre en question les valeurs et les idées qu'on lui avait inculquées, ce qui l'entraîne à poser des gestes dont les conséquences auront un profond impact sur sa compréhension du monde. Au bout du parcours, pourtant, Michael n'a rien « appris »; ce sont ses certitudes qui se sont effondrées et la seule qui demeure, tant pour lui que pour le spectateur, c'est que dès lors plus rien ne pourra être pareil. L'innocence est perdue, le rêve de l'enfance terminé. L'éveil est irréparable et tout ce qui suivra découlera de cette ébranlante révélation que même le romantisme possède sa sinistre part d'ombre.
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Critique publiée le 14 mars 2012.