Dolbeau, ville fermée
Par
Mathieu Li-Goyette
Une force tranquille sommeille dans le premier long métrage de Sébastien Pilote. Les terres saguenéennes s’étendent sur l’écran et les poteaux et les arbres venant rythmer un cadre envahi de neige donnent du mouvement à une oeuvre marchant au pas de Marcel Lévesque (Gilbert Sicotte), un homme de 67 ans qui persiste à marcher, à vendre des voitures et à repousser sa retraite indéfiniment. C’est qu’il n’a plus d’occupations possibles à l’horizon. Veuf, il s’occupe de sa fille, de son petit-fils et semble être l’homme le plus seul de tout Dolbeau-Mistassini. Ami de chacun des passants, il investit chez eux de l’intérêt et de la compassion pour être celui qu’ils viendront voir lorsqu’ils magasineront leur prochaine voiture. Marcel place ses cartes minutieusement depuis 40 ans, il est accroché à son cellulaire dans l’attente d’un contrat, d’une voiture arrivée ou d’un client hésitant qui le rappellerait. Plus qu’un vendeur, c’est un excellent vendeur, un gars qui prend ça à coeur et pour qui la vente, c’est avant tout des « belles menteries pour faire plaisir aux gens ».
Terré sous le film, un drame se pointe le bout du nez - la mort impromptue de sa fille (Nathalie Cavezzali) et de son petit-fils - au bout d’une mise en scène posée du quotidien d’un vendeur. Sans histoire, sinon celle du quotidien, Le vendeur excelle là où d’autres ennuient tout en parvenant à porter à l’écran la région du Saguenay, son accent et ses gens, avec dignité. Derrière les victoires répétées d’employé du mois de Marcel, l’usine de pâtes et papiers de la ville vient de stopper ses activités. Près de 600 employés sont dans l’attente d’une convention collective, d’un dialogue entre le syndicat et l’usine restée sans nom. Le film se découpe donc en chapitres marqués par le nombre de jours depuis le début de la fin des activités et des payes d’employés. « Inquiète-toi pas, l’usine est là pour rester », dit Marcel à l’un de ses clients ex-travailleur de la papeterie. Restant confiant, il peine plus que jamais à vider le parc d’automobiles de son concessionnaire de voitures usagées. Au-delà de sa maîtrise technique impeccable (la direction photo signée Michel La Veaux est une valeur sûre) et du naturel poignant de ses dialogues, Le vendeur accomplit surtout ce que d’autres échouent, voire ne tentent pas au Québec, producteur d’une « nouvelle vague » trop souvent apolitique : la critique sociale et engagée.
L’usine en question, celle d’AbitibiBowater, provoque en région l’effet de la condamnation d’un village. Avec cette pause d’activités et l’abandon de la production, Le vendeur démontre les différentes ondes de choc que provoque la perte massive d’emplois dans une municipalité dont la majorité des citoyens subviennent à leurs besoins grâce à l’usine. Vendeurs de voitures comme Marcel, coiffeuses comme sa fille, pompistes comme les employés du garage indépendant du coin, tous souffrent d’un manque à gagner. Les expertises demeurent, mais l’argent fuit. Fuite d’énergie, les investissements s’échappant des lieux et ne laissant qu’un espace fantôme s’accordent avec une mise en scène misant sur l’absence (de la fille et de son fils dans la deuxième partie, des cadres épurés) et sur le décalage entre les sources sonores du film. Parfois au coeur du plan, d’autres fois dissimulé ou complètement à l’extérieur du temps du récit, le son oblige un état nerveux d’attente et d’écoute. À chaque brouillage radio, on espère la réouverture. À chaque coupure, on craint une finale qui ne bouclerait pas la boucle entamée par l’ambition du film.
L’économie locale s’écroule peu à peu au cours de l’hiver et Sébastien Pilote, fort heureusement, joue des saisons en nous donnant l’impression d’un dernier acte incomplet jusqu’au retour du printemps. Son film laisse entendre qu’il ne pourra se terminer sans une lumière, un espoir de réouverture pour l’usine, tellement il baigne dans une atmosphère inoffensive où personne n’est antagoniste et où tout le monde subit. Aucun dirigeant d’usine n’est filmé, aucune négociation n’est captée, seulement la radio et les quelques passages rapides devant les piquets rappellent au spectateur la thématique en creux du film. Les gens sont croyants, on assiste même à une messe de motoneiges. « J’ai toujours prié et j’ai toujours réussi », dit Marcel à son petit-fils en lui apprenant le Notre Père. Face à la foi et l’innocence, le sort de Dolbeau et la finale du Vendeur provoquent un effet à retardement puissant nous faisant croire que, dénuée de malice, l’oeuvre ne pourrait mal se terminer et que Marcel ne perdra pas son emploi suite à la fermeture de l’usine.
Et en effet, le printemps arrive et avec lui une nouvelle cargaison de voitures à vendre. La vie semble retrouver son rythme avec une confiance fébrile face à l’avenir et aux retrouvailles des « bonnes valeurs »; dans le cas du client au chômage de Marcel, sa tentative de suicide ratée le projettera sûrement sur une voie moins noire. Décrit par Pilote comme un film sur « la fin d’un monde », Le vendeur porte autant sur la profession malaimée de marchand d’automobiles que sur la dégradation certaine, mais toujours ralentie par l’effort de la résistance humaine, des milieux ruraux dont le centre économique se déporte vers d’autres pays où l’exploitation est moins coûteuse. Côte à côte avec Survivre au progrès, ce documentaire sorti récemment et traitant du mal être face à l’avenir, le film de Pilote trace le dur constat d’un fondu au noir inévitable.
Néanmoins, la chaleur abonde et sauve le film de la débâcle mélodramatique comme le printemps vient faire fondre la neige; prenant conscience que son travail aura indirectement mené à la mort de son unique famille proche, Marcel se replie dans le travail et ses habitudes pour combattre la tristesse. Le fil tendu et tiré par Pilote à partir de cette séquence, rapidement rembobiné par les sanglots du marchand lors d’une vente, n’a pas le jugement précis qui aurait fait du Vendeur une oeuvre moraliste sur le classement des priorités entre le travail et la famille. Seul à être sévèrement puni en fin de compte, Marcel se recroqueville dans sa profession parce qu’il y fait ce qu’il fait de mieux. Sa routine d’acheter des boissons gazeuses aux garagistes recommencent, ses tics d’enregistrer les conversations avec ses clients refont surface et le bon travailleur, conscient de ses erreurs passées, semble attaché à son employeur parce qu’il est le meilleur vendeur de la région et qu’il sait faire une différence à l’échelle de Dolbeau, une échelle plus humaine que celle des grandes villes et qui permet à Pilote de signer un premier opus d’une générosité d’âme époustouflante. Une petite accalmie mature et politique au coeur d’un cinéma qui ne sait que trop peu souvent où donner de la tête.
Critique publiée le 11 novembre 2011.