DOSSIER : Le cinéma et ses conjurations
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Décharge (2011)
Benoît Pilon

Vivre parmi les ordures

Par Jean-François Vandeuren
Les premières images de Décharge nous réintroduisent, d’une certaine façon, à Benoît Pilon le documentariste, à l’homme à la caméra qui s’infiltrait il n’y a pas si longtemps dans des endroits et des vies sur lesquels on ne braque habituellement pas ce genre d’appareils. On pense à Roger Toupin et à sa petite épicerie en phase terminale, ou encore à Nestor et à sa quête de justice qui, bien que fondamentale, semblait n’être d’aucun intérêt pour les médias de masse. Pour son deuxième long métrage de fiction, Pilon nous fait suivre le parcours de Pierre (David Boutin), un éboueur collectant les déchets dans un quartier peu recommandable de la métropole montréalaise où la violence, la drogue, la prostitution et les gangs de rue sont choses du quotidien. Une réalité à laquelle sera vite confrontée la jeune Eve (Sophie Desmarais), une prostituée venant tout juste de faire son entrée dans la grande ville qui, malgré sa situation et une très forte dépendance aux substances illicites, continuera de croire que son petit ami la propulsera bientôt au sommet du monde de la chanson. Ayant lui-même connu sa part d’ennuis lorsqu’il était adolescent, Pierre aura fini par fonder une famille avec Madeleine (Isabel Richer), une travailleuse sociale qui l’aura aidé jadis à remettre sa vie dans le droit chemin. Pierre tentera de faire de même avec Eve en s’immisçant au coeur de lieux où les services communautaires ne peuvent mettre les pieds. Une balade qui ne sera évidemment pas de tout repos pour le père de famille, pour qui cette quête existentielle prendra une tournure de plus en plus obsessionnelle alors que le temps passé à l’intérieur de ce milieu assez coriace le confrontera de nouveau à des démons dont il croyait s’être débarrassé depuis longtemps.

Tout, absolument tout, dans Décharge est lié aux ordures, que ce soit de façon littéraire ou purement symbolique. Les séquences où la caméra de Pilon et du directeur photo Michel La Veaux suit les différentes étapes de la collecte et de la transformation des déchets donnent d’ailleurs à l’effort ses images les plus fascinantes, mettant en relief une forme de puanteur qui en vient rapidement à transcender l’écran. Les actions de Pierre iront ainsi bien au-delà des limites de son métier alors que ce dernier finira par prendre les traits d’un éboueur social tentant de nettoyer son quartier à des niveaux n’ayant rien à voir avec les poubelles que l’on laisse sur le bord de la route. Pilon et son coscénariste Pierre Szalowski introduiront d’ailleurs cette idée plutôt étrange, et surtout peu convaincante, voyant leur protagoniste prendre part à un commando de rue s’étant donné pour mission de faire la leçon à grands coups de pied et de bâton de baseball aux individus pourrissant leur environnement social. C’est également par les vidanges que passera Pierre pour égayer sa vie de famille, remettant en bon état les jouets récoltés parmi les détritus afin d’accumuler l’argent nécessaire à l’achat de la console de jeux vidéo tant désirée par ses enfants. Pierre incarnera dès lors cet homme repenti marchant sur cette mince ligne séparant sa volonté d’être à son tour un sauveur et les pulsions d’un passé menaçant de le consumer de nouveau. Car il est évidemment assez difficile de demeurer blanc comme neige lorsque l’on décide de plonger tête première dans une montagne de rebuts. Une image assez peu subtile que cultivera abondamment le cinéaste, et ce, d’une manière qui frôlera trop souvent la surenchère.

Autant la cruauté et la laideur de ces lieux se devaient d’être soulignées à gros traits, autant elles finissent par traduire un manque de finesse, et donc de nuances, pour le moins désolant dans le traitement de l’ensemble des éléments formant la présente entreprise. Mais une telle inconsistance n’est pas forcément dû au fait que les diverses pistes narratives et autres sous-intrigues soient impertinentes, bien au contraire. Le problème se situe plutôt dans la façon dont Pilon et Szalowski déploient celles-ci à la chaîne sans que les plus substantielles ne reçoivent l’attention à laquelle elles auraient assurément eu droit au coeur d’une autre prémisse, comme ce sera le cas pour cette histoire entourant le plus jeune fils de Pierre, qui se piquera avec une seringue usée en jouant dans un carré de sable. Il émane pourtant de Décharge un désir évident d’intégrer le récit à l’intérieur d’un quotidien tangible, mais en passant par une approche et des dialogues manquant trop souvent de naturel. Une défaillance qui avait également affligé, dans un registre similaire, le malheureusement inabouti La rage de l’ange de Dan Bigras il y a quelques années. Il faut dire que nous avons affaire ici à un Benoît Pilon qui ne semble pas toujours dans son élément. Ceci étant dit, l’échec de Décharge est difficilement attribuable au travail de Pilon le réalisateur, qui aura su amener sa caméra là où il fallait pour communiquer la grisaille perpétuelle comme la profonde décrépitude de son univers filmique. Le film dérape plutôt au niveau de ce qui se trame à l’intérieur de ces cadres alors qu’une distribution offrant une interprétation des plus inégales et des choix scénaristiques parfois douteux viendront passablement miner une mise en scène autrement plus concluante.

Il faut dire que malgré les dimensions somme toute assez limitées du microcosme dans lequel se déroulera la majorité du scénario de Pilon et Szalowski, il y a toujours des limites au nombre de hasards que des auteurs peuvent employer pour justifier une action isolée ou la concrétisation d’une scène en entier. Nous pourrons également questionner la pertinence de voir des parents élever leurs enfants au coeur d’un quartier qu’ils savent pourtant dangereux alors qu’ils pourraient très bien vivre ailleurs, comme leur suggéreront d’ailleurs fortement certains membres de leur famille. La conclusion fort simpliste auquel en viendront les deux scénaristes, c’est qu’il est impossible d’aider un individu qui n’est pas prêt à s’aider lui-même. Une notion qui enlèvera du coup toute légitimité aux actions de Pierre, que nous aurons pu croire - à tort - plus effective que celle de sa conjointe, dont les gestes seront toujours limitées par un système de lois souvent beaucoup trop restrictif et complexe. Il demeure néanmoins plutôt étrange qu’un film comme Décharge en arrive à un constat d’échec aussi généralisé alors que le duo soulignera en bout de ligne l’inefficacité des méthodes et des démarches entreprises par Pierre comme par Madeleine. Un voyage au bout duquel le protagoniste aura évité la catastrophe de justesse, lui qui aura agi aveuglément avec les regrets de ne pas avoir pu venir en aide à sa soeur vingt ans plus tôt. Pilon et Szalowski termineront alors leur effort sur la séquence la plus significative de l’ensemble, laissant planer un silence de mort au-dessus de la défaite de Pierre tout comme d’un univers personnel qui aurait très bien pu s’effondrer, jouant la carte du pessimisme avec un doigté que l’on aurait aimé retrouver davantage durant le développement.
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Critique publiée le 20 octobre 2011.