DOSSIER : Le cinéma et ses conjurations
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After Life (1998)
Hirokazu Kore-eda

Quand le cinéma ne suffit pas

Par Mathieu Li-Goyette
Les films d’Hirokazu Kore-eda sont des systèmes communautaires vivants. On y décèle des règles précises, presque des règlements, des idéologies auxquelles nous ne pouvons que nous plier et une harmonie que l'on n'oserait brimer. Comme en japonais, où il y a une manière particulière de s'excuser lorsque l'on brise un tel environnement (plutôt que l'excuse d'une porte mal fermée ou d'un accrochage dans la rue), la thèse communautaire de Kore-eda, l'importance qu'elle tient au Japon dans les rapports familiaux et la manière dont elle fait osciller le registre des expressions du dialogue est un jeu fin à l'intérieur duquel les détails de la langue viennent renchérir en profondeur la surface lisse de son langage cinématographique. Comme dans La cérémonie d'Oshima (1970), l'intrusion au centre de ce cercle est un affront impossible, car il en irait du déshonneur de soi tout comme du malaise collectif.

Au creux de cette architecture tout à fait humaine, le cinéaste contemporain insère des récits, comme celui d'After Life, basé sur la bonne tenue d'un groupe, les « fonctionnaires », et l'arrivée d'un autre, les « morts ». Le film commence sur un lundi matin, un début de semaine de travail comme les autres pour les employés d'une usine de l'au-delà; bientôt, un nouvel arrivage de décédés franchira le seuil de l'hôpital désaffecté et ils seront questionnés sur leur vie passée, puis sur le seul et unique souvenir qu'ils souhaiteraient emporter avec eux pour l'éternité. Ils auront donc une semaine pour se décider, en écrire le scénario, le tourner et l'emporter, comme l'on emporte un voyage sous la forme du souvenir enregistré sur une cassette. Ils n'auront plus qu'à regarder ce film de leur vie, mais à condition d'embarquer dans le jeu de leurs hôtes astraux et d'avoir la mémoire assez bonne pour faire d'une réminiscence la mise en scène d'une mise en rêve.

Lorsque les choses se corsent (histoires amoureuses entre fonctionnaires, jalousies et mélancolies des cinéastes en herbe), les barrières communautaires redeviennent visibles et justifient le développement de sentiments enfouis. Comme ce jeune fonctionnaire mort durant la Guerre du Pacifique et amoureux d'une jeune femme qui épousera plus tard un autre soldat, lui mort de vieillesse et présent dans les nouveaux arrivés, comme cette grand-mère rêvant d'un nouveau printemps parce qu'elle ne saisit aucun moment plus qu'elle ne saisit un état d'esprit qu'elle voudrait emporter, After Life éclot, déploie ses pétales doux et amers pour l'émerveillement d'un spectateur qui ne pouvait y voir jusque-là qu'une drôle de farce sur la vie après la mort. Dans les faits, chacun des témoignages revêt plus l'aspect du documentaire que de la fiction, car ces non-acteurs interprètent justement leurs propres rôles : le vieil homme racontant ses souvenirs de la guerre est un véritable vétéran. Fantômes du passé, du Japon des cent dernières années, ils couchent sur vidéo leur histoire du Japon métamorphosé découpé ici par Kore-eda le documentariste en différentes décennies. Ils passent devant les instructeurs en plans frontaux comme s'ils passaient aussi devant nous en nous racontant, pour chaque époque du fort de leur vie, ce qui marqua l'évolution du pays.

Vivants-morts et morts-vivants tout à la fois, le coeur de leur activité se tournera rapidement vers le tournage de ces souvenirs. Seul un jeune rebelle ne voulant choisir de souvenir, car pour lui, cela reviendrait à ne pas se tenir responsable d’une vie chargée d'autant de fautes que de bonheurs, et un vieil homme pris à ne pouvoir choisir et à revoir sur une immense montagne de cassettes vidéo sa vie en accélérée, manquent à l'appel. Pendant que le plus âgé sera amené à remettre en question son seul et unique mariage, le jeune deviendra instructeur, ceux-ci n’étant composés que d'indécis, de ces gens vivant dans l'urgence et pour qui la vie ne devient pas facilement du cinéma.

La vie serait-elle donc une succession de responsabilités? De devoirs familiaux, professionnels, amicaux, amoureux, créatifs? Pour l'auteur, qui tient sa philosophie narrative de Naruse, la mise en place d'un système est une chose enracinée dans une somme de référents japonais. Son au-delà n'est pas un purgatoire chrétien ni un processus de réincarnation bouddhiste, mais bien un nuage shintoïste où les âmes réfléchissent leur vie avant de l'abandonner une dernière fois et de n'y emporter qu'une seule et unique belle chose. La brume entourant l'hôpital et le séparant du monde rend claustrophobe et isole ses visiteurs comme de jeunes enfants pris dans une résidence écolière, car comme des nouveau-nés, ils sont à l'aube d'un nouveau monde et d'une nouvelle forme d'être, ils sont à la frontière du fini et de l'infini. After Life, comme son titre nous l’indique si bien, serait un film sur l'acceptation de la vie comme somme de souvenirs et le refus de voir la mort comme la relecture (comme l'on rembobinerait une cassette pour la réécouter) d'une vie. Kore-eda propose dans son système une théorie de l'éphémère flux vital qui nous traverse et qui se déverse aussi rapidement.

Mais il ne faut pas tant s'y fier, nous dit-il. Le cinéma est un miroir déformant de la mémoire et c'est en faisant ces films aux allures cartons-pâtes (précédant d'une dizaine d'années les bricolages amusants du Be Kind Rewind de Michel Gondry), où les nuages sont de la ouate et où des techniciens laissent tomber des fleurs de cerisiers pour donner l'impression d'un printemps d'avril, qu’on nous amène à saisir le geste cinématographique comme une falsification systématique du réel; les nouveaux morts apprennent à êtres des faussaires pour la bonne cause d'une réconciliation avec leur passé. D'un côté, une communauté fournit à l'autre leurs souvenirs « tels qu'ils se sont déroulés » sur une cassette vidéo, des scènes tournées en vidéo et avec la mise en scène la plus fonctionnelle possible, tandis que l'autre groupe devra mettre en scène, sur pellicule, ce souvenir qu'ils modifieront selon leur propre gré (plus de nuages par-ci, plus de rouge sur cette robe-là, etc.). De la vidéo informatisant le réel comme information binaire sans complexe et sans discrimination, le cinéaste fait glisser ses morts vers une utilisation de la pellicule pour leur version au propre, l'ultime événement qu'ils regarderont jusqu'à la fin des temps, ce mince velours où certains grains de lumière viennent s'accrocher et où d'autres glissent dans cet « after life », ce lieu de métaphysique où le réel se met en boîte. « Mettre en boîte », c'est sceller, c'est un processus presque industriel – le cinéma est une industrie, ils l'apprendront dans le film – et c'est un processus nous rappelant que le cinéma de Kore-eda est aussi, et surtout, un cinéma de la critique de l'homme du nouveau siècle, de l'homme devenu machine. Celui qui abandonne sa sensibilité, se restreint à un seul souvenir pour définir sa vie, protège son cercle communautaire de plus en plus restreint et survit dans l'espoir de retrouver un peu de chaleur. Cet homme se repliera sur lui-même jusqu'à ce qu'il ne trouve plus que lui, sa propre personne, pour se plier, puis se casser. Et s'effacer.
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Critique publiée le 4 octobre 2011.