S'il a généré un certain enthousiasme à sa sortie, notamment celui de mon estimé collègue Jean-François Vandeuren qui s'est empressé d'en faire l'éloge,
Kick-Ass (2010) m'apparaît essentiellement comme une occasion ratée de subvertir les codes du film de super-héros. La raison en est bien simple : le film de
Matthew Vaughn s'appropriait la prémisse du
comic book de Mark Millar, mais n'assumait pas au moment de vérité la dimension critique de son discours. Sans être exemplaire, la bande dessinée osait faire de ses protagonistes des êtres incapables d'assumer le réel, prisonniers d'une fiction dont ils tentaient de calquer les archétypes. Son adaptation cinématographique, sans doute victime de ce désir proprement hollywoodien de plaire à tous, se terminait au contraire par la validation spectaculaire de cette fantaisie déréglée. Par conséquent,
Kick-Ass n'était au bout du compte qu'un autre film de super-héros transformant l'originalité de son synopsis en simple argument de vente. Les super-héros peuvent vraiment exister, nous disait-il, alors que la bande dessinée, plus nuancée, laissait entendre que ce désir d'héroïsme était au fond pathologique.
Super, de
James Gunn, a les dents autrement plus aiguisées, de même que le courage de ses idées. C'est un film cruel, qui refuse de faire de sa violence un élément bêtement ludique. Ici, le sang possède un sens qui s'accorde à celui du scénario - et, malgré ses allures de comédie, l'ensemble fait preuve d'une admirable gravité qui témoigne du sérieux de sa démarche. N'ayons pas peur des mots :
Super possède les couilles qu'avait égaré
Kick-Ass, castré par son passage au grand écran. L'idée de base est essentiellement la même : un pauvre type bien ordinaire décide un jour de devenir un justicier masqué, mais se bute à la dure révélation qu'il faut plus qu'un costume stupéfiant pour stopper le crime. Le protagoniste de
Kick-Ass était un adolescent « normal » (dont la solide charpente trahissait toutefois la nature idéalisée) qui décidait sur un coup de tête de suivre l'exemple des héros dont il lisait assidument les aventures. Sa canonisation finale faisait donc du film la vulgaire concrétisation d'un fantasme de
geek. Frank (Rainn Wilson) est pour sa part un
loser consacré qui, après avoir été abandonné par sa femme (Liv Tyler), devient littéralement possédé par l'idée qu'il est l'élu de Dieu et endosse son identité de super-héros « par vocation ».
D'emblée,
Super fait de son « super-héros véridique » un individu inquiétant, moralement trouble et visiblement dérangé. Il n'est donc pas surprenant que celui-ci, très rapidement, se mette à abuser de ses « pouvoirs », défigurant à coup de clé à mollette quiconque a le malheur de commettre un acte à son avis répréhensible. Rapidement, c'est le concept même de justice si cher au genre qui devient ambigu : Gunn oppose l'ambivalence du monde réel à la logique manichéenne qui guide les actions de son personnage principal. Car extirpées des pages les abritant habituellement, les méthodes drastiques de ce vengeur masqué entrent en conflit avec la réalité elle-même. L'absurdité de cette discordance provoque dans un premier temps l'hilarité, puis, de plus en plus, l'inquiétude. À cet égard, le choix que fait James Gunn d'illustrer très explicitement des scènes d'une extrême violence s'avère parfaitement légitime. L'effet de choc qu'elles provoquent dans le cadre d'un film se présentant en tant que comédie met en évidence l'impact de cette collision entre fiction et réalité dont
Super fait état.
Avec l'arrivée du personnage d'Ellen Page, formidablement hystérique dans un rôle d'acolyte taillé sur mesure pour elle, cette schizophrénie qui est au coeur de
Super éclate au grand jour. La jeune fille « joue » les super-héros, l'ivresse que lui procure ce rôle lui faisant perdre toute conscience des conséquences de ses actes. Lors d'une scène de séduction particulièrement étrange, son costume lui permet même de faire l'amour avec l'alter ego de Frank - qui, pour sa part, résiste tant bien que mal à ces avances insistantes. Ce besoin d'une nouvelle identité devient dans le film de James Gunn le signe d'un profond malaise individuel : ces personnages qui se réinventent le font pour palier à un manque de confiance, se conférant par cette transformation une importance qu'ils n'auraient pas autrement. Ils ont besoin de cette distance narrative par rapport à leur propre existence pour lui donner un sens. Voilà qui est on ne peut plus clair au moment de cet épilogue où Frank, entouré d'illustrations infantiles de ses péripéties, semble avoir définitivement remplacé la réalité par une bande dessinée de laquelle il est l'observateur impuissant autant que l'auteur omniscient.
Super, au final, met les points sur les i là où
Kick-Ass se contentait de n'être qu'une autre banale fantaisie d'évasion. Dans une scène d'anthologie, nos deux redresseurs de torts amateurs vont s'armer jusqu'aux dents dans un magasin où ils s'attirent, par leur amour manifeste des calibres lourds, la sympathie d'une bande de
rednecks. S'amusant ainsi à mettre en évidence le caractère dangereusement réactionnaire du mythe du super-héros, ainsi que ses origines dans une certaine culture américaine de l'autodéfense, James Gunn livre une satire réellement critique d'un genre qui, plus souvent qu'autrement, se pare de bons sentiments et de morales consensuelles dans l'espoir d'étouffer les aspects plus discutables de sa rhétorique.
Dans le paysage cinématographique actuel,
Super constitue un antidote en bonne et due forme à l'avalanche de productions génériques scandant les mêmes slogans, réitérant d'une manière qui frôle le lavage de cerveau le même discours triomphaliste sur les vertus de l'héroïsme paramilitaire « citoyen ». Gunn, pour sa part, pousse l'audace jusqu'à mettre le véritable mot de la fin dans la bouche de son exécrable vilain de service, incarné par Kevin Bacon - tout bonnement excellent en dealer de drogue directement sorti d'un film d'action des années 80. Il est difficile de situer exactement la mince ligne séparant le bien du mal; plutôt que de chercher à la définir,
Super s'oppose à la violence prétendument légitime qui découle de certitudes morales proches de l'intégrisme religieux, auquel il multiplie les clins d'oeil éloquents. Voici un film qui, tout en fonctionnant à un niveau élémentaire en tant que divertissement très audacieux, a surtout le courage de ne pas confondre nuance et ambivalence - vilaine maladie dont le cinéma grand public américain est atteinte depuis trop longtemps. Ça, c'est de l'héroïsme.