Seul contre tous
Par
Alexandre Fontaine Rousseau
« Forget it, Jake. It's Chinatown. » Cet aveu d'impuissance, sentiment qui traverse l'oeuvre entière de Roman Polanski, la finale de son plus récent film The Ghost Writer s'en fait l'écho de manière on ne peut plus explicite. La vérité, chez l'auteur de Repulsion, n'a jamais le dernier mot ; elle s'enterre, s'achète, se trafique, esclave d'un pouvoir invisible qui manipule les ficelles à l'échelle du monde entier. D'où cette éternelle aliénation, fil conducteur d'une filmographie qui, passant d'un genre à l'autre, revient immanquablement au cul-de-sac de la réclusion. Cinéaste de l'isolation terminale, Polanski place ses héros seuls contre tous - les accule aux frontières immuables de la folie et les laisse se débattre tandis que l'étau se resserre cruellement sur eux, tandis que les dernières issues envisageables se referment définitivement les unes après les autres. Cette logique impitoyable qu'il a déployée dans certains des thrillers psychologiques les plus impeccables de l'Histoire du cinéma, le réalisateur l'applique cette fois à un scénario politique parfaitement actuel - dans un film qui n'est, certes, pas en noir et blanc, mais que la couleur semble avoir fui irrémédiablement. Invité à visiter les coulisses de ce pouvoir, l'auteur fantôme qu'incarne Ewan McGregor s'aventure naïvement au-delà des balises établies par ses guides et se laisse prendre au piège de la curiosité. « You know what happens to nosy fellows? », demandait Polanski lui-même à Jack Nicholson dans Chinatown : « They lose their noses. » Leçon qu'apprendra à ses dépens le protagoniste du présent film.
S'il est une oeuvre dans la filmographie du cinéaste d'origine polonaise à laquelle se compare ce Ghost Writer, c'est plus spécifiquement le sous-estimé thriller fantastique The Ninth Gate. En réalité, la progression dramatique des deux films (et l'écriture elle-même, jusque dans certaines scènes et répliques du film de 1999 qui trouvent ici leur double presque exact) est parfois si similaire que l'on pourrait en les superposant relever d'étonnantes correspondances. Mais le satanisme exclusif de ce film s'est métamorphosé en un cercle politique tout aussi élitiste que l'était, par exemple, la monarchie de la nuit réunie à l'occasion de la spectaculaire finale du Bal des vampires. Les héros de Polanski sont confrontés aux régimes les excluant, aux systèmes leur interdisant l'accès à la vérité - à ceux qui s'approprient cette vérité pour asseoir leur pouvoir personnel, et ainsi assurer la perpétuation de leur dictature. C'est par l'ingénieuse articulation qu'il propose de cette conception un brin paranoïaque du monde que The Ghost Writer se démarque du bête exercice d'application des conventions du genre dans lequel il s'inscrit : les tensions créées ne seront pas apaisées par un miraculeux revirement de situation, la logique interne du film ne sera pas trahie au nom du sacrosaint désir de plaisir du spectateur. Tout, ici, respecte scrupuleusement le raisonnement interne du drame (l'écriture des divers personnages s'avère, à cet égard, absolument exemplaire) et l'atmosphère qu'impose en quelques plans à peine le cinéaste correspond en tous points aux idées qu'il tente de véhiculer.
Il serait, certes, tentant (et justifié) de dresser des parallèles entre l'intrigue de ce film et la vie personnelle torturée de son auteur - d'y lire entre les lignes les fragments d'une histoire hautement médiatisée qui a fait l'objet d'un documentaire, Roman Polanski: Wanted and Desired, il y a deux ans à peine. Mais ce serait limiter notre lecture du film au registre anecdotique du biographique - apparence que dépassera à ses dépens le protagoniste interprété par McGregor. Si les profondes angoisses récurrentes du cinéaste prennent racines quelque part dans ce passé trouble qui est le sien, celles qui animent plus spécifiquement The Ghost Writer appartiennent sans conteste à l'ère de la « guerre contre la terreur », de l'occupation irakienne, des think tanks néo-conservateurs et du Patriot Act. À une décennie qu'a traversée en perpétuel exilé le cinéaste maudit. La résidence où il installe ingénieusement son huis clos se veut en quelque sorte un microcosme de cette époque, de cette modernité désincarnée que sa caméra observe avec le détachement la caractérisant : le monde extérieur n'y parvient que par l'entremise d'écrans de télévision relayant des nouvelles « refroidies » par le médium, les automobiles de luxe y reluisent comme dans des publicités dernier cri, les surfaces épurées s'accordent aux tons neutres de l'ensemble. Cette atmosphère d'homogénéité calculée absorbe les émotions, neutralise les tensions ; les serviteurs s'affairent à balayer les herbes poussées par le vent qu'ils viennent à peine de ramasser, tout rentre dans l'ordre avant même que celui-ci ait été ébranlé. Les apparences sont maintenues au prix d'une éternelle vigilance, d'un contrôle minutieux de chaque élément du quotidien.
Cette tour d'ivoire sert de refuge à un ancien premier ministre britannique (Pierce Brosnan) soupçonné d'avoir autorisé la torture de prisonniers de guerre et à sa femme (Olivia Williams, brillante de retenue). Plus « qu'inspiré » par Tony Blair, Adam Lang est lui-même pris au piège dans le bunker hermétique qu'on a construit pour le protéger ; enfermé dans ce palais s'écroulant sous nos yeux, le politicien est victime au même titre que son biographe de forces qui le dépassent, de ramifications secrètes opérant sous l'épiderme du réel. Tout dans le film semble se dérouler malgré eux, l'un progressant d'un indice à l'autre presque par accident tandis que l'autre découvre son sort au fil des révélations annoncées à la télévision. Brosnan et McGregor vivent en parallèle le même drame, partagent la même impuissance. Et cette séquence où McGregor place son destin entre les mains du système de navigation d'une voiture, acceptant de suivre ses consignes jusqu'à une destination inconnue, constitue l'ultime illustration de cette résignation avec laquelle ces personnages avancent - coupés du monde, parfaitement isolés sur leur île voilée par la pluie et le brouillard. On ne sait plus trop, en tant que spectateurs, s'ils sont dans l'oeil du cyclone ou au coeur de la tempête ; notre seule certitude, c'est que chacun de leurs gestes est un faux pas.
Impossible, par conséquent, de se méprendre : The Ghost Writer est bel et bien un film de Roman Polanski, par l'implacable pessimisme de ses paysages et la froide cruauté qu'il met en scène. Il n'offre, en ce sens, que la suite logique des préoccupations qui avaient fait surface en 1962 avec Le Couteau dans l'eau - premier long-métrage du cinéaste où déjà un couple se détruisait insidieusement. C'est là une autre trame dramatique que trace en filigrane de son intrigue politique ce nouveau suspense mené de main de maître par le réalisateur de Rosemary's Baby et du Locataire, une autre piste habilement défrichée dans cet ensemble complexe, mais tout bonnement fascinant, que ficelle ingénieusement le cinéaste. Si Polanski a déjà été plus explicitement personnel qu'il ne l'est ici, ce long-métrage porte indéniablement sa marque : cette précision psychologique, ce style épuré et ces thématiques marquées du sceau d'un insistant cynisme sont autant de marques de commerce d'un auteur qui renoue après un Oliver Twist plutôt convenu avec sa férocité d'antan. Mais Polanski, avec ce film, s'implique dans son époque - où plutôt, l'époque confirme des craintes qu'il traîne depuis des lustres d'une oeuvre à l'autre et qu'il peut aujourd'hui répéter sur un ton qui dit très clairement « je vous avais averti ». The Ghost Writer revient sur la décennie Bush-Blair sans vraiment la clore, extrapole sur les coulisses du pouvoir politique en Occident sans entretenir d'illusions sur l'impact que peuvent avoir le cinéma et ses héros sur le cours des choses. Avec Polanski, il faut savoir s'y faire : ce sera toujours Chinatown.
Critique publiée le 19 mars 2010.