À bout de nerfs
Par
Mathieu Li-Goyette
Alors que certains gémissent la mort du cinéma coréen, le circuit des festivals internationaux est, quant à lui, le témoin de première à l’éclosion d’un cinéma différent ayant atteint une nouvelle maturité. Empêtré dans ses stéréotypes du grand anti-héros et des fortes émotions misent de l’avant dans une esthétique toujours plus léchée, le premier film du réalisateur-scénariste-producteur-acteur Yang Ik-Joon renverse à lui seul la vapeur. Oeuvre exceptionnelle, Breathless n’a rien à voir avec l’À bout de souffle de Godard ni avec aucun segment de sa filmographie, il est plutôt de ces raretés à nous indiquer que ce premier travail d’un cinéaste émergeant contient déjà la griffe de son auteur. Son sens du réalisme, la scission entre le monde manichéen du cinéma et celui poussé dans l’extrême des gris de Breathless, l’histoire de Sang-hoon (Yang Ik-Joon), gangster frustré et de la jeune étudiante blasée Yeon-hee traite de la nuance et de la rédemption. Un Séoul grisonnant, un aspect meurtri et désaturé qui agrippe le film, Yang Ik-Joon signe un film en deuil, triste et porteur d’une profonde colère contre lui-même et la société qui crée et démolit les personnages qu’il nous présente. Pourtant trop humaniste pour se laisser prendre par le misérabilisme, Ik-Joon termine en soulignant que l’espoir se trouve en quelque part au loin, que la rencontre de plusieurs individus spéciaux arrive à faire des caractères méprisables et lâches des vertus en devenir.
Un gangster irrévérencieux, une étudiante à la tête froide, un enfant sans figure paternelle vers laquelle se tourner, Breathless tourne autour d’énormes personnages aux émotions tordues. Cruelle et grandiose, la relation entre ceux-ci interpelle un positionnement éthique par rapport au traitement de son prochain et surtout à l’incontrôlable colère résultant d’une pauvreté extrême et d’un gangstérisme exercé dans le plus grand dépit. Rappelant des airs de Gomorrah, faisant surtout penser au flair social de Ken Loach, Ik-Joon démontre la symbiose possible entre deux opposés d’une société stéréotypée dans les castes sociales. Étudiante qui se voit abandonner l’école et entrer sur le marché du travail, gangster au passé refoulé et à la carrure du anti-héros coréen par excellence, l’échange qui s’exerce ici ramène le spectateur aux antipodes du cinéma de genre où les personnages typés s’affrontent par les armes (l’action), la terreur (l’horreur), le gag (la comédie) et bref, des actions substantielles qui font avancer le récit dans un certain sens. Plutôt un film à dialogues et de prises de conscience, Breathless, par son style documentaire extrêmement bien appuyé, filme la vie des bas-fonds de Séoul dans le plus amère réalisme possible.
Violences, tendresses artificielles et enfants maltraités, Sang-hoon est sans pitié et tente de faire de son entourage le calvaire qu’il subit depuis si longtemps. Tyran parmi les plus misérables, Ik-Joon parle avec justesse du piétinement entre les « prolétaires » soudainement devenus représentant d’un film de la Corée du Nord. Mêlant la distinction toute fausse et insécure de sa nation à la brutalité refoulée de son pays-jumeau, le microcosme de Breathless prêche une nouvelle écoute entre les deux partis à la recherche de la même finale. Profondément perturbés par leur entourage et les personnages satellites du film, Sang-hoon et Yeon-hee ne se laisseront jamais tomber dans le sommet de la passion qui, par la haine, les fait se voir une connexion supérieure aux affinités et aux caractères opposés pour déceler enfin ce qui se nomme le destin, l’incommunicable. S'il est à présent si rare de voir un film coréen qui traite de la Corée - en se basant sur les avances faites par Ik-june - c'est parce que rien n'est dit et tout est pleuré. Sangloté jusqu'à la dernière goutte et jusqu'à cette dernière perte qu'est celle de Sang-hoon, le sujet n'est pas tant tabou qu'il blesse au cœur ce dont la Corée du Sud évite de parler. Arborant pourtant une haine profonde contre ses ennemis, le personnage typée de la nouvelle vague coréenne est peut-être enfin déchiffré au compte d'un premier anti-héros démasqué et sensibilisé.
Épuisée, à bout de souffle dirons-nous, la mise en scène de Ik-june est respectueuse des êtres qu'elle filme en ne faisant de la violence qu'une donnée parmi la pauvreté, la vulgarité et les troubles sociaux. Breathless provoque une immersion qui provoque à son tour la teinte de la grande capitale dans laquelle l'omission de références et de points de repère brise l'espace virtuel dont l'usuel huis clos des cinématographiques bas-fonds profite. Relatif et omniprésent, Ik-june ne régionalise que les préoccupations de ses personnages tout en laissant leurs figures et les enjeux à la portée d'un universalisme travaillé et sans bavure. Au demeurant réaliste, le cinéaste n’est pas non plus un conteur de fables, il est un dactylo de l’entourage dans lequel il aura du vendre sa propre maison pour financer ce premier film empli d’une vergogne certaine envers le personnage qu’il incarne tout en concluant que le chemin vers son expiation passe malheureusement par sa mort. Brutale, sans avertissement, c’est la perte de la moitié qui entraîne une prise de conscience ultime où de l’irréconciliable nous fait parvenir une nouvelle endurance pour affronter ce que Sang-hoon représentait. Dans un dernier plan, Yeon-hee est devant le même gangster, mais devant un homme différent. Devant le même problème, mais aussi devant un cas particulier qui conclut par la répétition et l’incertitude d’un épisode parcouru pour la deuxième fois; le spectre du spectre hante encore les ruelles de Séoul.
Critique publiée le 8 octobre 2010.