Analysant
Mr. and Mrs. Smith, rare oeuvre comique dans la vaste filmographie d'Alfred Hitchcock, Rohmer et Chabrol écrivent dans leur monographie consacrée au cinéaste anglais que « la comédie américaine tire en général ses effets d'un postulat d'observation objective : elle est un constat de folie » (p. 71). La comédie américaine place selon cette idée le spectateur dans une position de supériorité par rapport à l'action : et de cette sensation d'être au-dessus de la mêlée découle l'impression de comprendre la mécanique intrinsèque du délire, impression essentielle à l'effet comique lui-même qui repose tout autant sur l'anticipation tendue que sur la stricte livraison du gag.
Blake Edwards comprend la mêlée tout autant que l'objectivité, et s'assure que le spectateur observera la folie qu'il orchestre avec le détachement nécessaire pour l'apprécier à sa pleine mesure.
Prenons par exemple la séquence d'ouverture du second film de la série des
Pink Panther, le très bon
A Shot in the Dark. Le positionnement même de la caméra établit ici une certaine distance vis-à-vis l'action, plaçant le spectateur en retrait et conséquemment dans la position privilégiée d'observateur omniscient : les portes s'ouvrent et se ferment, pour le plus grand plaisir du public qui peut voir tout ce que les protagonistes ignorent.
The Party tout entier repose sur ce principe que nous sommes « au parfum », alors que le pauvre Peter Sellers ne saisit pour sa part vraiment, mais alors là vraiment, strictement rien à tout ce qui se déroule autour de lui. Il s'agit incidemment du chef-d'oeuvre d'Edwards.
D'emblée, c'est une confusion qui génère la situation initiale. L'acteur indien Hrundi V. Bakshi (Sellers, au sommet de sa forme) arrive en quelques minutes à peine à ruiner par sa maladresse spectaculaire deux séquences dispendieuses d'une grosse production hollywoodienne. Il est viré, barré à jamais de l'industrie, mais son nom se retrouve par accident sur la liste d'invités d'une réception organisée par un riche producteur. Immédiatement, le spectateur sait que Bakshi n'est pas à sa place - tandis que celui-ci se dirige innocemment, c'est le cas de le dire, vers une soirée à laquelle il se croit convié. Réduite au strict minimum, cette « intrigue » ne sert qu'à créer un rapport de force avantageant le public et l'environnement. Le générique se termine à peine que, déjà, Sellers a perdu son soulier dans une véritable petite rivière intérieure et le pourchasse à travers la vaste demeure.
The Party, à partir de ce gag, sera tout entier structuré de manière à ce que son principal protagoniste rebondisse sans cesse d'un plan et d'un événement à l'autre, en atterrissant toujours pieds premiers, de préférence directement dans les plats. Mais bientôt, ce n'est plus uniquement Sellers qui est bousculé ainsi d'une scène à l'autre : ce sont tous les personnages qui s'entrecroisent et s'entremêlent, influençant par leur caractère singulier la dynamique de chaque tableau. Comme si le film était une expérience scientifique, où l'on combine divers éléments dans le but de voir comment ils vont réagir ensemble : le serveur ivre, l'acteur à la poigne de fer, la charmante française, le producteur grognon et Sellers, bien évidemment, qui trébuche sur chaque occasion placée à sa disposition.
Une précision dans le désordre : voilà comment il faut décrire le style de Blake Edwards, si l'on désire en apprécier pleinement le génie.
The Party fonctionne donc selon cette méthode, appliquée avec rigueur, qui veut qu'une blague serve surtout à en préparer une autre - et que la science du cadrage est une discipline exigeant autant de stratégie que de doigté. Sellers nourrissant l'oiseau avec du « birdie num num », c'est hilarant principalement parce qu'en avant-plan les gens distingués se demandent ce que peut bien faire cette énergumène. Puis l'acteur retourne dans le cadre précédent, s'intéressant cette fois à une interface de contrôle entraperçue auparavant (elle avait piqué notre curiosité, mais nous ne nous y étions pas encore attardé) dont l'inévitable manipulation aura un impact sur l'ensemble des éléments précédemment visités… jusqu'à ce qu'elle dérègle le cadre que nous venions à peine de quitter, qui servira de théâtre au prochain gag majeur.
Une autre manière de voir les choses, ce serait d'admettre que le cinéaste américain met son immense intelligence au service d'une frivole bêtise. Son humour, en effet, serait plutôt puéril et vaguement débile s'il n'était pas le produit d'un système si exceptionnel. Le coup du poulet dans les cheveux, par exemple, ne serait pas particulièrement amusant si la scène du repas toute entière n'était pas construite à la manière d'un brillant hommage à la comédie muette. Or, Edwards, maître metteur en scène, traite impérativement la plus ordinaire des farces comme s'il s'agissait d'une noble boutade méritant d'être orchestrée avec soin. Dans une vaste mesure improvisé, à partir d'un scénario réduit au strict minimum,
The Party ne repose donc pas tant sur la profondeur de ses gags que sur l'excellence de leur exécution; les idées comiques ne servent qu'à alimenter la recherche formelle. Elles constituent le vecteur d'une mise en forme humoristique, le point focal qui explique pourquoi tout ce qui l'entoure devient subitement drôle.
Plus encore que de classicisme tardif, c'est de primitivisme sophistiqué dont il est ici question. Revenant à l'essence du slapstick, Blake Edwards souligne l'anachronisme de son style de prédilection en campant l'action dans une modernité franchement affichée (les références gogo et psychédéliques constituent définitivement un cadre référentiel propre aux années 1967 et 1968). Mais en même temps qu'il reproduit la logique des comédies d'autrefois, Edwards en distille le fonctionnement à sa plus pragmatique expression : comme s'il cherchait à mettre en évidence le schéma structurel de la comédie à l'ancienne, dévoilant l'architecture sous-jacente d'une forme cinématographique dont il célèbre à la fois l'impeccable logique et l'irréductible romantisme.
The Party, en ce sens, prouve que coeur et rigueur peuvent aller de paire; et il confirme la place de son auteur dans le panthéon des grands auteurs comiques de l'histoire du septième art.