« Look at All the Lonely People »
Par
Laurence H. Collin
De tous les procédés collaboratifs employés par les cinéastes de renom, une délicieuse ironie se dégage de l’approche qu’a su privilégier Mike Leigh au cours des décennies. Comment l’idée que les vies que nous observons sont en fait des rôles élaborés à travers un processus des plus méticuleux peut-elle disparaître de l’esprit après si peu de temps? Lorsque Leigh nous raconte une histoire, le naturel prime sur la technique au point de la rendre invisible. Amorçant ses créations en partageant d’abord ses conceptions des personnages avec sa distribution (laquelle est désormais presque exclusivement composée d’acteurs récurrents à son oeuvre), les évènements ayant défini l’existence de ceux-ci seront façonnés durant plusieurs semaines d’improvisation. Une fois les figures bien esquissées, la majorité des échanges entre les comédiens prendront vie devant la caméra au fur et à mesure que les tournures du récit leur seront révélées.
Une démarche aussi méthodique qu’instinctive, donc, qui ne serait généralement pas la bienvenue dans un contexte de production cinématographique où même les films d’auteur doivent souvent être apprêtés et tournés à un rythme expéditif. Pourtant, le réalisateur anglais persiste et signe, proposant régulièrement de nouvelles explorations des moeurs de la classe moyenne britannique avec toute la finesse d’observation qu’on lui connaît. Présenté en sélection officielle du dernier Festival de Cannes, Another Year captive d’abord et avant tout grâce à cette mise en scène d’une sensibilité transcendante où, encore une fois, il nous est prouvé que tous les rebondissements inattendus ne peuvent pas toujours faire le poids contre les secrets du quotidien.
Car avec toute la simplicité que son titre suggère, Another Year s’étale tout au long d’une année dans la vie d’un couple vieillissant, soit l’ingénieur Tom (Jim Broadbent) et la thérapeute Gerri (Ruth Sheen), tous deux idéalistes pro-environnement ayant beaucoup voyagé de leur vécu. Saison après saison, leur demeure fleurissante recevra la visite de plusieurs proches, à commencer par celles de leur fils Tom (Oliver Maltman), qui a plutôt bonne mine, et Mary (Lesley Manville), collègue de travail de Gerri qui, elle, ne l’a pas du tout. Célibataire de nature névrosée, Mary manifestera son désarroi à travers une foule de petits gestes tantôt imperceptibles pour son entourage, tantôt carrément incommodants. Leur toit accueillera également Ken (Peter Wight), ami d’enfance de Tom à présent ivrogne et obèse, et Ronnie (David Bradley), grand frère de l’hôte faisant face à la misère du vieillissement plus discrètement que quiconque.
Si Tom et Gerri forment ensemble l’élément autour duquel se réunit cette galerie de personnages, c’est pourtant Mary qui représente le point d’accès le plus transparent pour le spectateur. Placée en comparaison avec le couple dont le secret du bonheur ne nous est jamais vraiment révélé, la solitude de Mary (dont les déboires incluent un mariage de jeunesse raté, peu de moyens financiers et un alcoolisme qu’elle peine à cacher) évoque un contrepoids tragique. Il est facile de ressentir à travers ce regard anxieux la convoitise que lui inspire une existence aussi prospère que celle de Tom et Gerri. Il est tout aussi facile, en percevant ses doigts couverts d’un vernis à ongle mauve tenant nerveusement sa coupe de vin, de comprendre son refus catégorique de se laisser séduire par le poussif Ken. En faire autant serait d’admettre la défaite, d’acquiescer au fait que sa douleur trouve en ce triste personnage un reflet concordant.
Comme le film de Leigh en témoigne, vieillir engendre de grandes difficultés et quelques petits bonheurs. Tous les divorces, funérailles et problèmes de santé ne peuvent être simplement compensés par un match de golf, un barbecue entre amis ou un bon repas préparé par l’être cher. « Life’s not always kind, isn’t it? », remarquera Ruth. Et lorsque la peine se dissimulant derrière la gestuelle exaltée de Mary deviendra impossible à ignorer, ces paroles résonneront de façon brutale. Mais ces courts instants de joie, lorsque partagés avec nos semblables, peuvent être en mesure de rendre les pires calvaires non pas ineffectifs, mais bien tolérables. À la lumière de cette pensée, les 129 minutes de Another Year s’avèrent calmes et relativement peu dramatiques, du moins selon ce que le terme évoque lorsqu’on l’applique à une oeuvre. Les moments s’apparentant le plus à une catharsis prendront ainsi la forme de jeux de regards fugaces, mais ô combien révélateurs, pourvoyant à leur façon un certain sentiment d’achèvement.
Leigh, fidèle à son approche envers l’art narratif, n’est cependant pas à la recherche de quelconques résolutions. L’authenticité de la démarche du cinéaste, renforcée par le jeu uniformément brillant de sa distribution, maintient l’impression que les vies présentées se déploient au-delà de leur cadre cinématographique. Dans la même optique, la scène d’ouverture mettant en scène une patiente de Gerri (Imelda Staunton, l’inoubliable interprète de Vera Drake du même réalisateur) brosse en quelques minutes le portrait d’une femme prisonnière d’une existence entièrement insatisfaisante. Si l’on n’en apprendra guère plus sur le sort de cette dernière, la représentation d’une réalité contrastant parfaitement avec celle de Gerri contribue à faire prendre conscience de toute la profondeur de la vision du monde exposée ici. Cette année parmi tant d’autres que nous passerons aux côtés du couple central marquera le passage du temps autant pour les âmes qui gravitent autour de lui que pour cette pauvre femme. Alors que ce film au cachet « modeste » tirera à sa fin, autant en termes d’inventivité formelle que scénaristique, sa capacité d’investir le public dans la cadence journalière de ces êtres complexes aura néanmoins pris un relief bouleversant. Ne serait-ce que pour ressentir un serrement au coeur, un vrai, alors que sa toute dernière image fond vers le noir, Another Year s’impose comme un visionnement essentiel pour tout cinéphile qui en pince pour l’observation du banal, et comme l’une des oeuvres les plus fortes de la cuvée 2010.
Critique publiée le 28 janvier 2011.