Antichrist. Le titre lui-même tient de la provocation, substance même de l'art de Lars von Trier. On oublie trop souvent de le mentionner, à force de le sacrer « grand cinéaste » : Lars von Trier est en premier lieu un glorieux emmerdeur. Il est brillant, le sait pertinemment bien et ses films visent parmi tant d'autres choses à nous le rappeler. Pour cette raison, on voudrait pouvoir haïr cet homme qui, même lorsqu'il réalise une humble petite comédie telle que The Boss of it All, se sent obligé de nous rappeler sa présence en insistant sur chaque faux raccord commis consciemment, en s'assurant de méticuleusement rompre l'illusion cinématographique par tous les moyens que met à sa disposition le septième art. Antichrist, que le Danois n'hésite pas à désigner comme étant son chef-d'oeuvre, devrait par conséquent n'être qu'un autre pied-de-nez d'envergure magistrale à l'intention de tous ceux qui osent encore le fréquenter. Or, comme pour désarçonner une fois de plus le public, le cinéaste s'attelle dans un premier temps à la tâche plutôt traditionnelle de maintenir un climat d'angoisse psychologique réellement étouffant et, exception faite d'un prologue formidablement stylisé, se contente de respecter une ligne esthétique assez rigide. Puis ce masque de rigueur tombe, un renard nous fixe droit dans les yeux et déclare que « le chaos règne »… Et on peut entendre au loin l'ami Lars riant dans sa barbe, satisfait à l'idée que son auditoire ne sait absolument plus sur quel pied danser.
Mais au-delà de ces clins d'oeil que l'on pourrait taxer de pure prétention et des images d'une violence inouïe bombardées sans aucune pitié au cours d'un troisième acte déjà notoire, on découvre ici un von Trier au sommet de sa forme, comme galvanisé par son propre culot. Et cet Antichrist, une fois que sera oubliée toute la controverse l'entourant, pourrait en rétrospective s'avérer le film d'horreur le plus maîtrisé depuis The Shining - comparaison d'autant plus justifiée que le cinéaste danois admet volontiers l'influence du classique de Stanley Kubrick sur cette nouvelle oeuvre. Film d'horreur, cet Antichrist? Sans conteste, et jusqu'au bout des ongles. Original, différent, atypique, certes ; mais profondément enraciné dans cette tradition maudite d'un cinéma illustrant méticuleusement la tourmente psychologique en s'enfonçant à la suite de ses protagonistes dans le gouffre de la folie. Le film tout entier plonge dans cet état second, la surface de l'écran étant elle-même parcourue de remous, comme si ce retour cauchemardesque au Jardin d'Éden n'était qu'une gigantesque hallucination labyrinthique dans laquelle s'égare le couple Dafoe-Gainsbourg. Tout le propos du film circule d'ailleurs autour de cette vaste notion de régression, employée dans un sens d'abord psychanalytique qui comporte cependant une profonde dimension historique ; comme si les protagonistes, en revenant sur un drame individuel, ouvraient une brèche donnant directement sur le péché originel de l'humanité entière.
Antichrist débute en territoire freudien, sur cette fameuse « scène primitive » foyer supposé de toutes les névroses. Mais par une tournure catastrophique des événements, ce moment traumatique dans la vie de l'enfant annonce plutôt le début d'une crise dans l'existence des parents. Mort simultanée du fils, de l'espoir et de l'avenir lui-même : à partir de ce moment, il ne reste plus à elle et lui qu'un passé traumatique partagé à « guérir » coûte que coûte. Le père, thérapeute, décide de prendre en charge lui-même le traitement du deuil de la mère rongée par le remord. Pour comprendre cette culpabilité, il part à la recherche de ses sources - jouant à la fois les rôles de l'époux conciliant et du thérapeute autoritaire au cours d'une joute psychologique particulièrement tordue, filmée avec une cruelle précision par l'auteur d'Europa. Repli sur soi, vers le Ça, dans la mémoire. Le film de von Trier s'enfonce de force dans le subconscient de Gainsbourg, avec un certain sadisme, jusqu'à ce qu'il en libère l'horreur intime - employant Dafoe en guise de tortionnaire aux bonnes intentions. La foudre qui va s'abattre sur lui est la conséquence non pas d'une répression personnelle, mais plutôt celle d'un conditionnement profond ; celui d'une femme qui, à force d'être dépeinte comme source du mal fondateur et de porter sur ses épaules aux yeux de l'Église le poids du péché originel, en est venue à l'incarner. C'est ce démon là que va terrasser Dafoe dans le Jardin d'Éden du cinéma d'horreur, genre lui-même accusé d'être un nid de misogynie.
En explorant les mythes fondateurs de la culture judéo-chrétienne, le cinéaste expose bien évidemment la profonde misogynie de cet héritage - mais il ne produit pas pour autant un film misogyne dans le même élan. Au final, la rapidité avec laquelle les détracteurs du film se sont précipités sur cet argument intellectuellement complaisant révèle surtout la sensibilité du sujet abordé par von Trier - réalisateur qui excite la controverse mais ne s'en contente pas. En inversant les rôles réservés à l'homme et à la femme dans le schéma traditionnel de violence sexuelle inhérent au cinéma d'horreur, le Danois commet un acte audacieux qui, sans être unique à proprement parler, n'a jamais été aussi assumé en tant qu'élément d'un discours. Discours dont l'objet final est possiblement la suppression symbolique définitive à même l'inconscient collectif (et plus spécifiquement masculin) de ce mythe de la femme-sorcière qu'incarne avec une intensité époustouflante Charlotte Gainsbourg. Son personnage, après avoir entamé une thèse critique sur la persécution des femmes à travers l'Histoire, adoptera les convictions sexistes d'une religion que l'épilogue rejette définitivement avec la naissance d'un antéchrist nietzschéen libéré de l'influence de Dieu lui-même. Qu'un jury oecuménique décerne à Cannes un anti-prix à un film qui se livre à une attaque en règle des plus sombres recoins de la culture chrétienne n'a rien de bien surprenant. Que son interprétation incroyablement réductrice du film fasse si facilement l'unanimité au sein d'une certaine élite critique, voilà qui a de quoi inquiéter.
Il serait plus juste au fond d'affirmer que Lars von Trier n'aime pas les humains et qu'à cet égard, sa misanthropie ne fait aucune distinction entre les hommes et les femmes. L'impitoyable Dogville l'a déjà indiqué assez explicitement. Mais le véritable enjeu de son cinéma est le pouvoir, invariablement dépeint de manière négative. Psychanalyse et religion deviennent ici deux incarnations de ce fléau, deux mauvaises consciences s'affrontant sans que l'une n'ait raison de l'autre. Ici, les conflits moraux ne se jouent donc pas simplement sur l'axe du bien et du mal ; et Antichrist ne raconte pas tout bêtement le combat opposant « le bon » Willem Dafoe et « la méchante » Charlotte Gainsbourg. Il n'y a à la limite que du mal dans cette oeuvre, et même dans l'ensemble du cinéma de von Trier où les manifestations de pouvoir sont non seulement suspectées, mais systématiquement accusées d'aliéner la race humaine. Cette méfiance qu'entretient le cinéaste à l'égard de toutes les tactiques de contrôle et d'assujettissement, évidente dans Manderlay et The Boss of it All, ne se limite pas à ses formes institutionnalisées visibles comme l'esclavagisme, la logique d'entreprise et la religion. Ce qu'il décrit, c'est aussi une discipline que s'imposent les sujets à eux-mêmes, l'apprentissage d'une docilité face à laquelle son cinéma tapageur et railleur fait office de remède explosif. Son profond désir de destruction relève de la purification, et c'est en ce sens que le nihilisme animant son cinéma pourrait être interprété comme la seule forme d'humanisme en laquelle il puisse encore croire.
Force est d'admettre qu'en jouant si ouvertement la carte de la provocation, le film de l'hérétique von Trier encourage les réactions radicales ; mais le symbolisme implique un sens du jeu qui n'est qu'en apparente contradiction avec la violence graphique de cette création sauvage, branchée directement sur les multiples contradictions conscientes et subconscientes de son auteur. S'investissant à la fois des fonctions de philosophe et de thérapeute, mêlant volontiers théologie et psychanalyse, von Trier est « prétentieux » à un point tel qu'il force l'admiration - tandis que le ton caricaturalement appuyé que prennent ses personnages et la démesure assumée des actions mises en scène assurent que cette prétention est au moins en partie désamorcée. La grandiloquence de l'ensemble relève d'un humour décalé et volontiers ambigu, aisément déroutant, qui exige une lecture toute en nuances à laquelle plusieurs observateurs ont tout bonnement refusé de se prêter. Il n'y a pas que de la réalité dans Antichrist ; bien au contraire, ce paysage mental est un complexe enchevêtrement de rêves et d'illusions qui exige un certain recul afin d'être appréhendé correctement. C'est par-delà le choc initial qu'Antichrist prendra tout son sens, lorsque les gens cesseront de chercher à savoir si il s'agit d'une oeuvre moralement correcte ou non pour s'intéresser (réellement) à sa bien réelle substance. C'est en ce sens qu'on peut affirmer qu'il est trop tôt encore pour parler du film de Lars von Trier, qu'il va falloir attendre que la controverse se dissipe avant de pouvoir en discuter sérieusement. Une fois passée l'hystérie, on pourra commencer à s'amuser vraiment avec ce film injustement crucifié.
En attendant, Antichrist remplit à merveille sa mission première de déranger la monotonie ambiante. Cinéaste inventif, à la fois ascète et mégalomane, von Trier s'illustre en tant que maître des défis formels toujours audacieux qu'il s'impose. Son cinéma a le courage de la complexité et son propos les nuances de ses infinis paradoxes. Parce qu'il a le courage d'embrasser totalement l'apocalypse de ses réflexions, de détruire les codes du cinéma pour en proposer sa vision absolue, le terroriste culturel danois remplit un rôle que ne pourront jamais satisfaire les justes cinéastes du consensus. Si une conviction traverse son oeuvre, c'est qu'il faut constamment faire les choses différemment - se faire violence à soi-même pour éviter que se resserre l'étau de la complaisance. Cette méthode radicale accouche de monstruosités, de trous noirs et de mises en scène assumées de l'inacceptable. C'est en ce sens que nous avons affaire à un film génial, ouvert à toutes les interprétations, mais ne se limitant à aucune d'elle. Au bout de ce voyage au coeur de la mauvaise conscience de l'humanité, il ne reste qu'une seule certitude : celle de la féroce intelligence du cinéaste, qui se pavane une fois de plus avec un mélange d'arrogance satisfaite et d'ironie autocritique qui n'a pas fini de fasciner.