DOSSIER : Le cinéma et ses conjurations
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Merditude des choses, La (2009)
Felix Van Groeningen

Question de savoir vivre

Par Laurence H. Collin
On dit que les garçons naissent dans les choux et que les filles naissent dans les roses. Gunther Strobbe, lui, est né dans la pilsener, la fumée de cigarettes bon marché et sous la guitare douce-amère de Roy Orbison. Rejeton belge wallon d’un père bon vivant et d’une mère qu’il ne connaîtra jamais réellement, Gunther s’est épanoui au sein d’un clan de fiers buveurs qui lui ont continuellement répété que « personne ne doit s’en prendre à un Strobbe ». Désormais dans la trentaine et auteur de plusieurs manuscrits systématiquement refusés par les maisons d’édition, voilà qu’il attend la naissance d’un enfant conçu « par accident », comme lui-même l’a d’ailleurs été. En remuant les souvenirs de son adolescence dans un patelin paumé où le quotidien des siens était meublé de concours de calage, de folles soirées en travesti et de cyclisme dénudé, ce dernier pressent la responsabilité parentale avec un découragement palpable. S’il est difficile pour tout spectateur de déterminer si Gunther perçoit son héritage de débauché avec attachement ou désolation, c’est probablement parce que lui-même ne sait pas trop sous quel jour se l’approprier.

Voilà d’ailleurs une particularité que l’on pourrait céder sans hésitation à La merditude des choses : cette tonalité brassant affection et amertume en proportions égales. C'est sans contredit cet aplomb particulier qui aura su rallier autant public que critique en Belgique, puisque le consensus comme quoi le cinéma belge flamand semble être en pleine résurgence dû à l'enchaînement récent de tels succès s'est propagé du tapis rouge de Cannes jusqu'en Amérique du Nord. Troisième long métrage du cinéaste Felix van Groeningen, cette adaptation d’un roman largement inspiré de la vie de l’auteur Dimitri Verhulst égaye et consterne tour à tour. Alors que l’on retrace non-chronologiquement le parcours d’un bohème aux prises avec les répercussions de son éducation chaotique, le reflet des deux incarnations de Gunther Strobbe sur l’un l’autre (interprété par Kenneth Vanbaeden à treize ans et Valentijn Dhaenens à l’âge adulte) en vient à inspirer une foule de sentiments indicibles, souvent inconfortables, mais toujours profondément humains. L’une des plus grandes forces de l’oeuvre, cependant, se manifeste dans son adresse épatante à allier deux genres très enclins aux mêmes lieux communs : le récit d’apprentissage et la chronique familiale.

En effet, qui ne pourrait prédire les développements d’une histoire issue des branches dont il est question? Combien de fois nous sommes nous fait raconter les phases de l’éveil sexuel d’un garçon précoce, ou encore le décès rassembleur de la grand-mère bienveillante introduite au premier acte? Bien que La merditude des choses dispose de personnages et d’épisodes ayant pour fonction d’évoquer ces mêmes rites de passage, leur déploiement pourrait difficilement sembler plus authentique. Majoritairement ancrée dans le contexte de cette communauté wallonne démunie des années 80, la narration conjugue amour et violence dans le nid familial, mais sans nécessairement les départager. Deux scènes-clé, chacune proposant la visite d’un individu ne vivant pas dans le foyer, marquent à leur façon. Il y aura d’abord l’arrivée d’une jeune cousine de Gunther, fillette adorable et très réservée, qui se tournera vers la beuverie sans que celle-ci ne s’y attende réellement; comme quoi les liens du sang peuvent facilement transcender les différences de milieu. En nous faisant partager le point de vue de celle-ci alors qu’elle s’insère dans le microcosme des Strobbe, Van Groeningen parvient à rendre une séquence abjecte au possible tout à fait chaleureuse. La visite d’une travailleuse sociale chargée du cas de Gunther, cependant, est une tout autre paire de manches. Bien que les évènements auxquels cette dernière assistera n’épaulent pas ceux du premier exemple en termes d’indécence, nous nous verrons à ce point presque forcés d’être heurtés en constatant sous cet angle externe les conditions résolument terribles dans lesquelles est élevé l’adolescent.

Ce type de maniements de la perception du spectateur n’est pas chose facile dans une fiction narrative, en particulier lorsque la grande majorité des évènements ont lieu dans les limites d’un espace que l’on vient à comprendre assez rapidement. Le réalisateur y parvient pourtant avec succès, ne tranchant vraisemblablement pour l’un ou l’autre des types de discernements suggérés. Il va sans dire que celui-ci fait donc preuve d’une dextérité que l’on souhaiterait voir plus souvent dans le cinéma américain similairement nostalgique. On pourrait en dire autant de sa caméra fébrile, très attentive, même envers les personnages dont le rôle n’est pas primordial face aux situations présentées. Il résulte de ces choix de mise en scène et de montage un puissant sentiment d’unité, de confrérie. Que l’on navigue entre mépris et sympathie, éprouvant honte ou pitié, nous n’observons jamais les Strobbe à travers une cloche de verre. Nous vivons avec eux.

L’équation ne frise pas la perfection en raison de quelques facteurs mineurs, mais bien présents. Le scénario consacrant essentiellement la lourde tâche au Gunther adolescent veut donc dire que l’essence du personnage central repose sur les épaules du jeune Kenneth Vanbaeden. Aussi chevronné qu’il prouve l’être dans plusieurs moments indispensables à la compréhension de son alter ego, ce parti pris de diriger le jeune comédien dans une optique d’observateur, donc de figure relativement passive, fait échapper au personnage une certaine fougue qui aurait pu rendre son portrait encore plus intense. Il arrive parfois à ce dernier de détonner avec le cachet truculent de son entourage masculin, dont les simagrées sont heureusement toujours juste assez exagérées. À cet effet, l’alternance entre la comédie grasse et le drame familial s’effectue non sans quelques lourdeurs au cours du dernier acte. Mais pour chaque flottement dans l’enchaînement des mémoires de Gunther, pour chaque usage discutable du noir et blanc, ou pour chaque réplique trop désireuse d’offusquer, on pourra compter un supplément de situations à s’en bidonner comme il le faut ainsi qu’une ribambelle d’observations psychologiques bien taillées. Auréolé par un épilogue aussi poignant qu’il en est simple, La merditude des choses aura donc su s’imposer comme l’une des plus chaleureuses tragicomédies de mémoire récente, et ce, malgré tout cet excédent de rouille, de cendre, de bière et, bien entendu, de merde.



La Merditude des Chose est distribuée par Evokative Films.
Lisez notre éditorial sur Evokative et les problèmes de la distribution au Québec :

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Critique publiée le 29 novembre 2010.