« L’espace théâtral, c’est pour moi la scène primitive de l’inconscient du cinéma ». - Jacques Rivette
C’est l’histoire d’une petite piste de cirque. Une scène qui, pour reprendre l’expression d’un personnage de
36 vues du Pic St-Loup, se dévoile comme « l’endroit le plus dangereux du monde et celui où tout est possible ». N’est-ce pas là ce que
Jacques Rivette ne cesse de raconter depuis près de cinquante ans? Son dernier long métrage, le plus court - quatre-vingt-quatre minutes seulement, les oeuvres du cinéaste dépassant habituellement les trois heures - est peut-être l’un des plus intègres; en cela qu’il dépeint avec toujours autant d’attention la grande fascination de Rivette pour le théâtre, qu’il avoue ne pas être capable de maîtriser directement, si ce n’est qu’à travers le cinéma. Ses films racontent souvent l’histoire d’un spectacle inachevé, comme dans
La belle noiseuse,
L’amour par terre, et
Va savoir. Si, dans
36 vues du Pic St-Loup, et pour la première fois dans la filmographie du cinéaste, il est question de cirque, l’acte de création s’avère toujours aussi problématique.
Car pour la petite troupe à laquelle il s’intéresse, rien ne va plus : les prochaines tournées dans le sud de la France sont compromises puisque le propriétaire et fondateur vient de mourir. Sa fille Kate (
Jane Birkin), autrefois chassée pour avoir causé un horrible accident, retrouve ses anciens confrères. Elle partage durant quelques semaines le quotidien des artistes, mais n’arrive pas à être sereine, trop hantée par ses erreurs du passé. Son histoire avec le cirque s’est interrompue depuis plus de quinze ans. Mais sa rencontre avec un étrange Italien, Vittorio, va tout changer.
Vittorio est un personnage clé sur lequel Rivette concentre une énergie aussi rare que dans
Va savoir, qui racontait les déboires d’un metteur en scène à la recherche d’un inédit de Goldoni pour en faire la première représentation théâtrale. C’est que cet artiste désinvolte était interprété par l’excellent
Sergio Castellitto, que l’on retrouve ici dans le rôle de Vittorio. Hélène Frappat reconnaissait que « dans chaque film de Rivette, le metteur en scène incarne celui qui sait, l’homme qui en sait assez pour effrayer les autres, mais suffisamment pour se rassurer lui-même; assez pour voir les mystères, mais pas suffisamment pour les percer à jour » (
Jacques Rivette, secrets compris). Le personnage de Castellitto dans
36 vues du Pic St-Loup est ce même metteur en scène, orfèvre en manque d’inspiration, qui cherche à comprendre son existence, mais surtout celle des autres, à travers les problématiques imposées par son art. Pour ce faire, il finit lui-même par devenir un clown de la troupe. Au départ spectateur comme nous, il se révèle l’ange gardien qu’il a toujours été, cherchant à résoudre les problèmes de Kate. Ainsi, pour Rivette, la vie est un théâtre où les masques servent moins à dissimuler qu’à révéler les personnalités.
L’autre façon de « révéler » passe ici par un montage ingénieux : le récit mélange sans cesse les numéros joués sur scène par les clowns avec les moments de vie réelle. Spectacle et réalité ne font qu’un. Il est alors difficile de faire le tri. Ce jeu a non seulement le mérite d’émoustiller nos attentes, mais permet d’éclaircir notre compréhension de ce qui se passe en dehors de la scène, notamment dans la vie de Kate. Dans les séquences filmées à l’extérieur de la piste de cirque, il arrive que la caméra de Rivette s’immobilise pour faire place à la structure théâtrale, qui s’impose non pas avec la force caractéristique du cinéma de
Visconti, mais bien avec cette volonté de douce intégration dans la réalité quotidienne. C’est peut-être ce qui autorise Rivette à clôturer son récit par un défilé dans lequel chacun des personnages fait face à la caméra pour offrir sa dernière réplique. D’abord surpris par l’incongruité de la chose, nous réalisons ensuite sa pertinence, le cinéaste nous y ayant préparés depuis le début. Un tel procédé n’est pas sans rappeler la majorité des épilogues des films de Rivette. On pense, par exemple, aux croisements entre les personnages à la fin de
La belle noiseuse qui, pour régler leurs conflits, échangeaient les uns après les autres d’ultimes dialogues. C’est là encore une belle façon d’interpréter le potentiel cinématographique du théâtre, du cirque, puisque ce sont tous les espaces qui, par l’appropriation qu’en font les personnages, perdent leur essence pour devenir des lieux de représentation.
Puisque les cadres choisis par Rivette valent pour autant de petits théâtres, chaque personnage qui les traverse en fait des espaces de répétition d’autant plus nécessaires que le spectacle n’est plus au point. La troupe entière est trop déstabilisée pour faire du bon travail. Autrefois si familière avec la scène, Kate n’est plus capable de poser un pied sur la piste de cirque. C’est pour cela que cet espace, censé être une finalité (le numéro présenté au public doit être parfait), n’est jamais dévoilé dans sa globalité, si ce n’est en fin de récit - tant que les répétitions à l’extérieur ne sont pas abouties, Rivette opère des coupes franches dans les entrées des clowns, nous prive de la fin des numéros, ne montre pas les applaudissements des spectateurs. L’intérêt de
36 vues du Pic St-Loup est justement d’insister sur le travail d’introspection des artistes au-delà du rideau. Kate avoue être fascinée par Vittorio parce qu’il « cherche toujours ses mots ». Interrogé par une acrobate sur son dernier numéro, il répond qu’elle était « aérienne ». Parallèlement, Kate juge l’italien « inquisiteur » et trouve les couleurs qui l’entourent trop « denses », ou peut-être pas assez « épurées ». Bref, le choix des mots et de la juste réplique est de tous les instants. C’est comme si Rivette appliquait à ses personnages la « psychotechnique » si chère à Stanislavski - dans sa méthode, ce grand nom du théâtre prône la modestie du travail d’acteur, qui doit apprendre à faire la juste mesure de sa part créative en se fixant des objectifs fermes. Mais rien ne doit l’empêcher pour autant de laisser libre cours à des formes imprévues, à ce qui relève du subconscient, pourvu qu’au final la vérité du personnage soit atteinte (
La formation de l’acteur). Dans
36 vues du Pic St-Loup, cette vérité voit le jour dans le dernier numéro de cirque. Mais ce qui importe, c’est bien tout ce qui nous y a menés.
Une scène en particulier pourrait illustrer ce parcours : en bordure du cirque, Kate fait l’acrobate sur un fil tendu au milieu d’un pré avoisinant une montagne, le Pic St-Loup, mont emblématique du Languedoc-Roussillon qui a cette particularité de faire face à son double miniature, la montagne d’Hortus. De loin, ces deux géants semblent former une sorte de portail, ou peut-être même un cirque… Durant son exercice, Kate cherche à maintenir un équilibre sur son fil qui semble, par un jeu de perspective, suspendu entre les deux montagnes.
Son parcours instable est, en somme, celui d’une « personne déplacée », pour reprendre les termes de Vittorio. Le film est en fait l’histoire de déplacements : ceux de la troupe de village en village, ceux de Kate entre Paris et le sud, ceux de Vittorio, qui dit venir de Milan pour se rendre à Barcelone. Et justement, à mi-parcours entre ces deux villes, il y a le Pic St-Loup, que Rivette révèle tel un carrefour emprunté par toutes les âmes déplacées. Pourtant, le Pic ne fait que de rares apparitions à l’écran - peut-être trente-six, peut-être moins. Ce qui compte pour Rivette, c’est d’en faire un point de repère implicite. Son regard a cela d’exceptionnel : il offre à cette montagne emblématique une présence à la fois discrète et chargée de sens, tel un veilleur de forces vives.
C’est peut-être là qu’il faut voir la nuance entre théâtre et cirque : le second pourrait être encore plus dangereux et non moins fascinant par son pouvoir révélateur.
36 vues du Pic St-Loup nous en offre un portrait original et concis, et laisse cette douce impression d’avoir assisté à un spectacle inédit.