Le cynisme et l’héroïsme
Par
Alexandre Fontaine Rousseau
Au début des années soixante, on peut presque dire qu’il existe deux Akira Kurosawa tout à fait distincts l’un de l’autre. Le premier tente de s’affirmer en tant qu’auteur sérieux, et retourne par la même occasion vers les sujets contemporains qu’il avait un moment délaissé, tandis que le second offre aux producteurs et au public de nouvelles aventures parfaitement ludiques dans la veine de La forteresse cachée (et, de manière tout de même plus complexe, dans Les sept samouraïs). Clairement, Yojimbo et sa suite Sanjuro s’inscrivent dans cette deuxième lignée et, tout en satisfaisant les attentes immédiates, cimentent pour la postérité le fameux « style Kurosawa » qui fera du cinéaste japonais une légende à l’étranger. Un registre est-il meilleur, ou plus pur, que l’autre? Kurosawa l’auteur se renie-t-il en répondant ainsi à la demande populaire? Disons plutôt qu’il se fait plaisir, s’amuse avec sa propre mythologie sans pour autant renier ses croyances profondes. Bref, il fait du grand art commercial.
Même sérieux, Kurosawa demeure populaire. Sa signature est celle de la limpidité, de l’image forte au service de l’histoire claire. Le film d’aventure est donc un parfait terrain de jeu pour lui. C’est là que le cinéma devient mythe, qu’il nourrit l’imaginaire en s’alimentant à même sa propre histoire. Le cinéaste puise donc à même ses propres souvenirs, s’inspire de son héros John Ford et de ses grands westerns classiques. Il n’y a pas, ici, de second degré ou de réflexivité. Il n’y a que l’amour un brin naïf du cinéma en tant qu’outil narratif, en tant que machine à émotions et à sensations fortes. Ne soyons par étonnés que Georges Lucas ait immédiatement été séduit par cette mise en scène, qu’il ait plus tard cherché à l’imiter : le Kurosawa qui est à l’oeuvre ici offre la quintessence d’un certain cinéma spectaculaire, déjà un brin nostalgique à l’aube des nouvelles vagues.
Ford et ses westerns, on l’a déjà mentionné, ont une influence certaine sur Yojimbo; mais la suite des choses nous révèle que les samouraïs de Kurosawa auront à leur tour une influence sur les cowboys de Sergio Leone, qui s’inspirera jusqu’aux limites de la copie de ce film lorsqu’il réalise quelques années plus tard A Fistful of Dollars. La question se pose donc : Yojimbo est-il un western asiatique, ou un film de samouraïs à l’occidentale? Les cultures japonaises et américaines, depuis l’occupation, se sont entremêlées et le processus d’hybridation est bien entamé en 1961, grâce aux productions de la Nikkatsu notamment, lorsque sort ce film. Le cinéma, en quelque sorte, assure le dialogue; il est le médium par lequel le mélange s’avère possible. Et Kurosawa, que ses compatriotes accusent de faire un cinéma trop peu japonais, se situe pour sa part au coeur du combat. Son cinéma constitue, en même temps qu’un point de rencontre, un champ de bataille où Macbeth peut devenir seigneur de guerre japonais.
Un personnage, plus que tous les autres, symbolise ce conflit interne qui traverse l’oeuvre du cinéaste : Unosuke (Tatsuya Nakadai), qui sillonne la ville armé d’un pistolet et flingue ses adversaires froidement. Comme dans les scénarios de Shinobu Hashimoto, notamment ceux d’Hara-kiri, de Rébellion et des Sept samouraïs, on associe dans Yojimbo le fusil à une modernité dépourvue de tout honneur. Il mécanise la mort par la distance qu’il impose. Mais Unosuke constitue surtout le spectre du western planant sur ce crépuscule des samouraïs que met en scène Kurosawa. Par son entremise, le Far West s’infiltre en Orient. Nous sommes en 1860, fin d’une ère; Toshiro Mifune incarne un vagabond qui n’a plus d’autre choix que de vendre ses talents de guerrier au plus offrant. Il est le dernier vestige visible d’une culture en déroute, remplacée par le culte de l’argent. Une paysanne le souligne dans les premières minutes du film : les jeunes n’ont plus de valeurs. On ne peut s’empêcher de percevoir ce commentaire comme une réflexion sur le Japon contemporain.
Mercenaire par la force des choses, Mifune trouve toutefois le moyen de conserver sa dignité dans un univers où l’idée même tend à s’effriter. En manipulant les deux camps s’affrontant afin qu’ils se détruisent définitivement, il va libérer un petit village de leur joug. Au royaume des mécréants sans courage, c’est par la voie de l’individualisme total que ce fantôme du passé trouve le moyen d’échapper à sa propre désuétude. Le samouraï survit, tant bien que mal, en résistant au système en place. Tout comme le protagoniste des Salauds dorment en paix, il cherche à détruire de l’intérieur ce système corrompu; mais Yojimbo est un film d’aventure, alors que son prédécesseur était une tragédie. Dans l’un des cas, le héros triomphe sur la machine; dans l’autre, les rouages écrasent l’intrus. Yojimbo présente l’histoire enlevante d’un héros qui triomphe, envers et contre tous : Kurosawa y offre un peu de rêve, du pur cinéma où l’Homme déterminé peut encore faire tomber les régimes injustes.
Cet héroïsme sans bornes, que le personnage de Mifune cache derrière un masque de cynisme, n’est pas d’une très grande subtilité. Avec Yojimbo, et Sanjuro l’année suivante, Kurosawa tourne sans aucune gêne des oeuvres pour le grand public où il délaisse ce sens de la nuance qui marquait même ses histoires les plus moralisatrices. Il s’abandonne au culte de Mifune, filme sa figure avec révérence et l’élève au-dessus des masses, qui se battent à ses pieds tandis qu’il planifie son prochain coup. Parfait héros parce qu’il l’est à contrecoeur, ce samouraï errant est à la fois drôle et admirable, noble et violent; et Kurosawa le suit dans ces extrêmes, construisant un film sur mesure pour lui, à la mesure de sa démesure. Mais derrière ce personnage plus grand que nature, dépourvu de toute réalité, le cinéaste articule la même critique sociale qui marque de plus en plus son cinéma depuis Les bas-fonds. Les bandits ont pris le contrôle du Japon, nous répète Kurosawa, et ce sont la veuve et l’orphelin qui en souffrent les premiers.
Utilisant l’avarice de ses ennemis pour les duper, notre héros devient en quelque sorte arme de dérision pour le cinéaste, qui l’utilise afin de révéler les torts de la société qu’il pourfend. Yojimbo, oeuvre en apparence mineure dans la filmographie de son auteur, cache derrière son efficace simplicité une franchise sauvage; rarement Kurosawa nous a-t-il paru si cru, assumant le revers cynique de son humanisme et ne reculant jamais à l’idée d’illustrer la violence de son univers. C’est ce ton brutal, légèrement inhabituel, qu’il tentera de corriger avec plus ou moins de succès dans l’inférieur Sanjuro - opération de réforme d’un personnage qui a peut-être fait peur à son propre créateur par son caractère radical. Mais dans Yojimbo, ce monstre fascinant, incarné avec un nerf exemplaire par Toshiro Mifune, est au sommet de sa forme; et, pour le meilleur et pour le pire, plusieurs l’imiteront dans les décennies à venir. Ne serait-ce que pour cette raison, le film demeure un classique incontournable en son genre.
Critique publiée le 26 août 2010.