L’empereur et son empire
Par
Alexandre Fontaine Rousseau
La scène finale du Château de l’araignée est depuis longtemps entrée dans les annales du septième art, véritable monument de désespoir tragique où Toshiro Mifune, pris comme un rat, est progressivement étranglé par les salves successives d’une pluie de flèches décochées par des archers invisibles. Le sort que réserve Akira Kurosawa à Washizu est plus qu’approprié : cet homme qui court toujours vers son destin, alors même qu’il tente d’y échapper, court dans un diamètre toujours plus restreint jusqu’à ce qu’il n’ait plus nulle part où aller, nul refuge possible. Celui qui a mis son avenir entre les mains d’une prophétie est finalement dupé, et tué, par celle-ci. Architecte de sa propre prison, responsable de sa propre chute, Washizu récolte ce qu’il a semé, paie l’inévitable prix de sa soif de pouvoir démesurée. Refusant le symbolisme alambiqué, Kurosawa le confronte à un sort on ne peut plus réel. Il y a quelque chose d’absolument implacable dans cette scène, une brutalité décuplée par les hurlements déchaînés du comédien, visiblement terrifié. Le réalisateur, voyez-vous, avait exigé que l’on utilise de vraies flèches.
Avec ce Château de l’araignée, celui que l’on surnomma l’empereur étend son emprise sur le réel qu’il fabrique. Il construit des forteresses et assemble des armées avec un sens du détail qui impressionne à chaque visionnement. Il se bâtit son propre univers, reconstituant très précisément le Japon féodal pour les besoins de sa caméra; car Kurosawa, à l’instar de son descendant allemand Werner Herzog, est un cinéaste pour lequel rien n’est impossible. Animé par le cinéma, il peut plier la réalité aux exigences de sa fiction. Paradoxe que ce choix d’accuser les puissants et de révéler leurs abus. Kurosawa lui-même est un titan, un souverain refusant tout compromis en son royaume. Attiré par les géants, fasciné par les monarques, on peut affirmer qu’il s’entoure par le cinéma des siens : ces hommes qui ne craignent pas d’aller jusqu’au bout de leur vision, qui ne connaissent de limites que la vie et la mort.
Ainsi, malgré son goût pour les décors majestueux, la mise en scène de Kurosawa leur préfère les humains. Ceux-ci demeurent, en tout temps, au coeur de son cinéma; et si l’on peut décerner une première qualité rare à ce cinéma « épique », c’est qu’il ne se laisse pas aveugler par la grandeur pourtant époustouflante de son déploiement. Les châteaux et les hordes de figurants, véritables triomphes de coordination et de réalisation, servent toujours d’arrière-plans aux drames qui s’y trament. Jamais Kurosawa ne fera de ce spectacle la raison d’être du Château de l’araignée. Ce qui l’intéresse ici, c’est la logique interne de la tragédie shakespearienne qu’il a choisit d’adapter : Macbeth. Sa version n’est peut-être pas aussi tourmentée que celle de Polanski, mais le cinéaste japonais trouve dans les expressions possédées de Toshiro Mifune une parfaite matérialisation de la folie destructrice animant la pièce originale.
Ce qui surprend, dans Le château de l’araignée, c’est tout d’abord cette absence d’un héros dans l’oeil du cyclone; voilà qui nous ramène à Rashomon, quelques sept ans plus tôt, film où Kurosawa avait déjà présenté l’inavouable couardise de l’Homme et exposé les mensonges par lesquels il se faisait pardonner cette faiblesse (ou se la pardonnait à lui-même, c’est selon). Ailleurs, le réalisateur préfère au contraire montrer l’héroïsme et le sacrifice triomphant sur l’absurdité. Ses personnages seront exemplaires, modèles à suivre; Washizu, en ce sens, pourrait être perçu comme un contre-exemple. Rongé par ses désirs, se pliant toujours à ceux-ci au lieu de les dominer, le seigneur habite un château défendu par une forêt tortueuse - complexe labyrinthe dans lequel se terre l’esprit lui ayant prédit sa destinée, révélant par le fait même ses ambitions carnassières. Cette forêt, tout comme celle dans laquelle s’enfoncent les protagonistes de Rashomon, recèle au bout de ses sentiers incertains les plus sombres desseins de l’Homme.
C’est cette même forêt qui, en « prenant vie », ridiculise une dernière fois Washizu avant que celui-ci s’effondre, consumé par sa propre arrogance. La nature, chez Kurosawa, occupe une place essentielle dans le balancier cosmique; elle domine l’univers, fascinante force extériorisant les sentiments humains. La nature offre peut-être la seule structure métaphorique dans un cinéma qui, autrement, préfère la voie directe de la narration même lorsqu’il convoque fantômes et démons. La chaleur étouffante dans Chien enragé, illustration tangible d’un climat social invisible, ou encore la pluie menaçante de Rashomon, dont la disparition correspond à un instant de rédemption pour la race humaine, ne sont que quelques démonstrations de sa puissance symbolique aux yeux du cinéaste. Le château de l’araignée, pour sa part, est un film de vent et de brume. Son histoire émerge de cette masse intangible comme du temps lui-même, le prologue du film nous menant jusqu’à un monument soulignant l’existence passée du lieu où se déroulera l’action à venir.
Histoire émergeant du passé, mais dont les passions sont intemporelles, le drame de Macbeth est aussi l’appropriation par l’Orient d’une histoire occidentale. Faux débats que ces oppositions entre hier et aujourd’hui, entre ici et ailleurs. C’est du moins ce que semble nous dire Kurosawa, authentique cinéaste de l’universel dont l’accessibilité découle en premier lieu d’une croyance profonde en la force du conte. Kurosawa, bâtisseur d’empires, est aussi constructeur de récits fondateurs. Voilà bien la raison de son succès à l’étranger, conséquence non pas du compromis, mais d’un goût de l’absolu qu’il partage en quelque sorte avec son excessif protagoniste. S’il est une contradiction dans son cinéma, elle ne repose nullement dans sa mise en scène, d’une précision quasi tyrannique, mais bien dans cette fascination pour le pouvoir, qu’il critique d’une part pour l’utiliser ensuite avec une telle conviction. Si Kurosawa est un monstre sacré, Le château de l’araignée est peut-être l’affirmation la moins hésitante de sa force surnaturelle. Certainement, il annonce les grandes oeuvres de la fin de son règne, Kagemusha et Ran, et impose une bonne fois pour toute sa mainmise sur l’art de raconter.
Critique publiée le 18 août 2010.