Imposante institution dans le monde de la critique cinématographique depuis leur fondation en 1951, les Cahiers du cinéma ont vite bâti leur renommée en tant qu'école pour une génération de cinéastes-cinéphiles qui allaient imposer en France une nouvelle manière de faire des films. Ils s'appelaient Godard, Truffaut, Rohmer, Rivette et Chabrol - et si l'Histoire se souvient de leur désir d'instaurer une « politique des auteurs », elle oublie fréquemment de mentionner qu'ils s'étaient donnés pour objectif de redorer le blason d'un certain cinéma jugé mineur par l'élite intellectuelle de l'époque. Jean-Luc Godard, dans ses premières années, passa à la moulinette de la modernité les codes du film policier américain, de la science-fiction et du film d'espionnage. « Je continue à trouver absurde et haïssable la hiérarchie des genres », disait François Truffaut dans son texte
À quoi rêvent les critiques; « je refuse l'idée que
La Source et
Le Voleur de bicyclette seraient des films nobles, graves, tandis que
Psycho et
Madame de seraient des films de "divertissement". Tous quatre sont nobles et graves, tous quatre constituent des divertissements. » (
Les Films de ma vie, p. 16) La tendance se perpétue aujourd'hui dans le cinéma d'une nouvelle génération de réalisateurs issus eux aussi des Cahiers.
Le Tueur, premier film de l'ancien critique Cédric Anger auquel on doit notamment le scénario de l’excellent Petit lieutenant de Xavier Beauvois, s'inscrit ainsi dans la lignée des films d'Olivier Assayas en ce sens où un genre généralement intégré au volet industriel de la production cinématographique mondiale y fait l'objet de ce qu'il convient d'appeler une « vision d'auteur ».
À en juger par le ton du générique du
Tueur, on pourrait, certes, croire qu'Anger va donner dans le film de gangsters stylisé façon Tarantino. Mais, bien vite, rock et montage rythmé cèdent le pas à une mise en scène plus estompée - axée sur l'établissement d'une intimité (entre le spectateur et les personnages, entre le tueur et sa proie) plutôt que sur la création d'une distance réflexive. Une intimité, une humanité même, qui va à contre-sens de tout l'univers mis en scène: un monde de surfaces étincelantes à l'architecture désincarnée, de transactions économiques, de sentiments monnayables, où le réel et son double vidéo s'entremêlent en une seule et même confusion.
Le Tueur, c'est l'histoire d'émotions qui tentent de s'affirmer au sein d'un système logique où elles n'ont pas leur place: celui d'un tueur à gages qui décide de faire une faveur à sa cible, d'un client qui s'attache à une escorte de luxe. À un autre niveau, ce sont ces émotions qui tentent de se glisser dans la mécanique du thriller - cette subjectivité sentimentale qui tente de détourner le genre de l'objectivité du suspense. Il existe une tension bien réelle tout au long du film d'Anger, mais constamment le montage marqué par l'omniprésence du fondu enchaîné semble chercher à l'atténuer. On peut presque parler d'un suspense tamisé, d'un thriller s'opposant tout naturellement à ses propres obligations contractuelles.
À la limite,
Le Tueur s’engage sur la voie du drame psychologique à force de contourner ces conventions et de refuser le cantonnement à un genre précis (qu’il utilise principalement telle une ossature, comme point d’entente entre le spectateur et lui-même à partir duquel élaborer un discours plus personnel). L’atmosphère générale est sombre, un brin morose même, à l’image des vies de ses deux principaux protagonistes Léo (Gilbert Melki) et Kopas (Grégoire Colin). Le personnage titulaire, plus spécifiquement, étonne par sa relative banalité - aux antipodes des assassins flamboyants et des professionnels froids auxquels le cinéma américain nous a habitués. Le cinéaste français s’amuse ainsi avec cette image classique, nous proposant plutôt qu’une créature de polar un humain somme toute moyen qui cherche surtout à tuer le temps - un temps qu’il a donné en sursis à l’homme d’affaire dont on lui a commandé le meurtre. Nous l’accompagnons ainsi dans cette sorte d’errance, souvent fixée à l’espace transitoire de la chambre d’hôtel; tombe alors ce masque de tueur porté dans le monde extérieur, sorte de fiction que s’est créé Kopas pour correspondre à un modèle que cette pause le forcera à remettre en question.
Le Tueur est en quelque sorte le journal intime de cette période de doute, au cours de laquelle Kopas explore Paris en étranger avec comme seul compagnon l’homme qu’il doit abattre; situation épineuse, mais que le cinéaste se garde bien d’exploiter trop lourdement.
Au contraire, Anger propose un film très aéré, ponctué de longs silences et de peu d’échanges verbaux, sorte de Melville exsangue où les personnages en ont assez de jouer un jeu dont le réalisateur du
Cercle rouge préférait au contraire souligner la nature cyclique (tel qu’il le faisait par exemple par ce clin d’oeil à une boucle sur lequel se terminait
Un flic, en reprenant geste par geste son introduction du personnage d’Alain Delon). Du maître Melville, le réalisateur du
Tueur retient un certain minimalisme subtilement stylisé ainsi qu’un goût pour les figures fantomatiques; des figures effacées qui tissent entres elles des liens fuyants, condamnés à s’évanouir. Malgré cela, le film d’Anger ne se réfugie pas dans un pessimisme complaisant. Et les plus belles scènes sont celles où une certaine chaleur humaine arrive à percer la grisaille de l’ensemble. Comme cette splendide scène de danse un brin maladroite, bercée par la cynique
Alison d’Elvis Costello, au cours de laquelle Grégoire Colin et la lumineuse Mélanie Laurent partagent malgré la nature en apparence vénale de leur relation un authentique moment de complicité; ou encore cette exécution sous la neige, étrangement paisible et somptueusement photographiée, par laquelle Léo et Kopas concluent le pacte qu’ils ont signé à leur première rencontre. Si plusieurs thrillers français des dernières années se sont contentés de répliquer sans en avoir les moyens des formules américaines éculées, Anger offre au contraire une première oeuvre élégante, prouvant qu’intelligence et accessibilité n’ont pas nécessairement à être des concepts contradictoires, dont la plus remarquable qualité est d'offrir un hommage au passé du cinéma policier sans en livrer un bête pastiche.
Le Tueur est ditribué au Québec par Evokative Films.
Lisez notre éditorial sur Evokative et les problèmes de la distribution au Québec :
Le public de qualité québécoise ou le syndrome des expos (novembre 2010)