La Dame en blanc
Par
Laurence H. Collin
Nul ne saurait démentir le fait que l’appellation « Based on the extraordinary true story » rejoint les plus imposantes triques brandies par le moteur hollywoodien. Son libellé subséquent, dur comme le roc, ne cesse de réaffirmer sa fiabilité année après année grâce à son cargo le plus profitable : l’édifiant drame sportif « inspiré de faits vécus ». Cette fonction du septième art de restituer un fait divers mouvant sous forme de fiction narrative bien classique demeure donc toujours aussi prisée - ou plutôt toujours aussi lucrative, à en constater les entrées colossales générées par The Blind Side depuis sa sortie en salles. Sans même avoir eu droit à un engouement particulier avant de saturer les écrans partout en Amérique du Nord, la version filmique du livre de Michael Lewis relatant ce parcours de Cendrillon réservé au jeune Michael Oher, maintenant joueur dans la NFL, aura, certes, su faire déboucher plusieurs bouteilles de champagne chez Alcon Entertainment, ceux-ci les poches bien remplies et gratifiés de deux mises en nominations pour la prochaine course aux Oscars. Encensements plutôt curieux, à cet effet, pour un projet d’envergure aussi peu ambitieuse et, disons-le, aux vocations d’apparence assez marchandes. L’auteur de ces lignes aura conséquemment cru bon laisser le bénéfice du doute à une oeuvre lui étant d’un intérêt franchement limité, puisque le mérite, et cela va de soi, peut fort bien se retrouver même dans les exercices les plus coutumiers.
Peu d’émerveillements seront donc suscités par The Blind Side aux yeux d’un public plus demandant, mais on ne saurait vraiment faire preuve de mépris envers une machine aussi bien huilée. « Success Story » au charme plutôt désuet et aux faux pas somme toute mineurs, le film de John Lee Hancock (The Rookie et The Express, productions de la même filiation) présente un écartement spontané de toute problématique à caractère sociétal. Bien conscient de ses thématiques toujours aussi actuelles (contraste des réalités raciales, responsabilité parentale, reconnaissance des intelligences multiples, etc.), mais déjà longuement exploitées au grand écran, The Blind Side parvient à détourner avec une dextérité redoutable toute forme de discours péremptoire sur l’Amérique petite-bourgeoise vis-à-vis ses ghettos périurbains. L’histoire débute donc du côté de Michael Oher (Quinton Aaron), colosse adolescent noir au rendement académique à la limite du catastrophique. Fréquentant la même école chrétienne que les enfants de Leigh Anne Tuohy (Sandra Bullock), Michael se verra offrir un toit et un repas chaud par cette dernière un soir où elle le verra errer dans les rues de Memphis. Leigh Anne parviendra à extirper la vérité sur sa situation, découvrant qu’il est en fait itinérant, affamé, et qu’il porte sur lui les seuls vêtements qu’il possède. Après avoir consulté son mari Sean (Tim McGraw) - c'est-à-dire en l’informant de sa décision et en lui laissant le grand privilège d’acquiescer à son choix - Leigh Anne adoptera Michael comme membre permanent de la famille, l’encourageant éventuellement à poursuivre son rêve de devenir bloqueur gauche dans l’équipe de football de son collège. Celui-ci se démarquera par son talent incroyable, devenant rapidement l’un des joueurs les plus sollicités de sa région. Le seul obstacle colmatant l’obtention d’une bourse d’études considérable sera sa moyenne de classe très faible ; les Tuohy engageront alors Mrs. Sue (Kathy Bates) comme tutrice afin d’augmenter ses notes, malgré leurs différends politiques - la réaction de Leigh Anne lorsque Mrs. Sue lui confie « I'm a democrat » renvoie d'ailleurs bien cette opposition idéologique, même si le film est vite rentré, vite sorti de ces lieux. On ne vendrait pas la mèche en affirmant que le destin de Michael Oher, malgré son passé sombre et quelques embûches, est de couleur lumière - car après tout, celui-ci est maintenant véritablement joueur au sein de l’équipe des Ravens de Baltimore, n'est-ce pas?
Drame familial, film de football, téléfilm de luxe - The Blind Side emplit toutes ces fonctions, utilisant le sport en question comme métaphore pour la famille. La mission du bloqueur gauche, comme nous l’indique Leigh Anne durant un prologue utilisant des images d’archive des années 80 de la NFL, est de couvrir la position du quart-arrière dans son angle mort. Celui-ci a beau être la pièce vitale à son équipe, il a néanmoins besoin de tout le support de ses coéquipiers s’il veut marquer des points. Il en va de même pour la famille - personne ne peut triompher seul ; nous sommes interdépendants au soutien de notre cercle familial. Allégorie résolument pâteuse, donc, mais qui ne prend jamais des proportions trop étouffantes au sein du récit, celui-ci n’étant étonnamment pas axé sur une joute finale quelconque. Prévisible jusque dans l’enchaînement de ses répliques, le scénario parvient néanmoins à brosser un portrait vraisemblable d’une famille banlieusarde républicaine, où échanges, humour et préoccupations, s’ils se retrouvent naturellement exempts de leur côté sombre, ne paraissent que rarement forcés.
La réalisation de Hancock, très orthodoxe à son genre, vient toutefois quérir une attention distinctive aux expressions faciales, donnant un espace de jeu louable à ses comédiens, tout particulièrement à Sandra Bullock, celle-ci tout en nuances et généreuse comme rarement auparavant. Sans même posséder un personnage au parcours intérieur très poussé, Bullock s’accapare aussi bien la gestuelle que l’âme de sa figure, faisant effectivement croire à la croissance d’une femme impulsive, mais magnanime, plutôt que de l’interpréter comme messie en véhicule utilitaire sport et en talons. Quinton Aaron fait quant à lui preuve d’une belle retenue en prodige déboussolé, et si son jeu manque par moments de voltage, plusieurs de ses réparties témoignent d’une tendresse peu commune chez les comédiens de son âge. La même chose peut être dite au sujet de Tim McGraw, très avenant en patriarche de son clan. Seul le jeune Jae Head, dirigé sous le mode « mascotte piailleuse » dans le rôle du plus jeune Tuohy, est incommode à contempler. Certes, à l’exception de Bullock, les performances du film ne tendent pas vers la grande recherche, mais elles sont chaleureuses, peu chargées et sincères - traits difficiles à accorder à la distribution, par exemple, d’un Gridiron Gang ou d’un Glory Road.
Cette décision de maintenir tout contenu sociologique dans un cadre apolitique avait probablement déjà contraint The Blind Side à patauger, même bâti de façon impeccable, nettement au-dessous du rang d’un film particulièrement intéressant. Mais il manque une tension dramatique plus constante, des introspections de personnages plus complexes et une emprise plus rigide sur le terrain anthropologique parcouru pour atteindre de tels sommets. On se contentera donc de saluer ce traitement qui ne flirte que très brièvement avec un sentimentalisme dégoulinant, et le travail formidable d’une actrice rompue à la comédie romantique faiblarde depuis plusieurs années (la sortie retardée du grotesque All About Steve, tourné en 2007, fait d'ailleurs très bien écho à cette période aride). Objet presque parfaitement neutre, le film qui l’entoure ne pourra que se vanter d’avoir fait connaître une histoire quasiment trop belle pour être vraie aux cinéphiles avant de s’endormir sur les tablettes d’un club vidéo. Sur une note plus personnelle, voici une anecdote témoignant bien du type de réaction que The Blind Side est susceptible de provoquer : une connaissance m’a demandé comment était le film après l’avoir vu - ne sachant trop quoi répondre, je lui répondis sur un coup de tête quelque chose dans cette lignée : « C’était… Un film. Des images ont défilé sur un écran, et une histoire était racontée avec acteurs, sons et musique. » Une déclaration sûrement assez valide pour se demander si l'immense popularité du projet en question n'est pas simplement présente parce que celui-ci parvient à inspirer une bonne expérience cinéphilique sous sa forme la moins demandante.
Critique publiée le 14 février 2010.