DOSSIER : Le retour du glamour
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Straight story, the (1999)
David Lynch

Comme les étoiles

Par Mathieu Li-Goyette

the Straight story est le seul film que David Lynch ait réalisé sans l’avoir écrit. Il s’agit plutôt d’un scénario de sa collaboratrice la plus fidèle, Mary Sweeney (monteuse et productrice de Twin Peaks [1989-1991], Lost Highway [1997], Mulholland Dr. [2001]), le seul qu’elle ait écrit pour lui et qui réitère l’ombrage que le culte auteuriste fait sur les proches collaborateur·rice·s des cinéastes. Difficile de dire de quoi aurait eu l’air la carrière de Lynch après Wild at Heart (1990) s’il n’avait pas croisé la route de Sweeney, qui vient l’aider à portraiturer une gamme plus étendue de personnages grâce à une affection pastorale qui n’était pas nécessairement évidente chez Lynch, plus confortable dans le malaise, le doute. Dans ces nuances prononcées, son cinéma gagne en densité car il se déplie dans davantage de variations, dans des contrastes encore plus étonnants, qui maintiennent en retour l’impulsion commune à ces films qui savent si bien s’abandonner à des trajectoires saisies d’élans  lignes jaunes d’une autoroute nocturne, obscures rues serpentines de Los Angeles, pauvre tracteur qui chemine durant presque deux heures. On a beaucoup parlé du mal chez Lynch, mais encore faut-il rappeler l’importance qu’a chez lui (chez elleux) le chemin pris pour s’en approcher au point de savoir le reconnaître.

Demeurons maintenant fidèle au titre du film pour le raconter de la manière la plus straight possible. Alvin Straight (Richard Farnsworth) est un vieil homme aux yeux pétillants mais à la santé fragile. Il vit seul avec sa fille Rose Straight (Sissy Spacek), atteinte d’un handicap mental et cherchant tant bien que mal à veiller sur son père. Un jour, Alvin apprend que son frère qu’il n’a pas vu depuis dix ans à la suite d’une dispute laissée nébuleuse (ce ne sont pas de nos affaires) vient de faire un ACV : c’est l’heure de lui rendre visite et de faire la paix avant qu’il ne soit trop tard.

Mais Alvin est diabétique, sa vue est mauvaise, ses hanches le lâchent et il n’a pas le permis de conduire qui lui permettrait de se rendre assez facilement de Laurens, Iowa, à Mount Zion au Wisconsin. En voiture, la route aurait été facile pourtant. À peu près 260 miles, 4h30 à rouler, le genre de tracé qui est de la petite bière dans un midwest américain fait de lignes droites. Deux ou trois jours à vélo, une dizaine en marchant… Or, Alvin mettra six semaines à rejoindre son frère sur le dos d’un vieux tracteur John Deere sorti de l’usine en 1966.

C’est un dernier rodéo émouvant pour l’acteur Farnsworth, une légende du milieu des cascadeurs hollywoodiens, l’ancienne doublure d’une tonne de westerns (il remplaçait souvent Gary Cooper), qui se retrouve dans la chevauchée la plus tranquille jamais filmée, un road trip à rythme de petit escargot croisant sur sa route une galerie de personnages sans malice. Se sachant en phase terminale d’un cancer des os, l’acteur est ici aussi délabré que son tracteur, persévérant jusqu’au bout de son ultime tournage ; il s’enlèvera la vie un an plus tard, accablé par la douleur.

La caméra de Lynch sait s’adoucir face à cette souffrance bien réelle, ne voyant plus de mal à capter derrière la clôture blanche de la normalité, mais seulement des récits de vies meurtries. Des travailleur·euse·s à la retraite ingrate, des vétérans qui se remémorent les horreurs de la guerre, un pays qui lentement se désagrège dans une modernité qui éclipse sa tradition. C’est cette maison qui brûle à l’arrière-plan pour faire pratiquer les pompiers lorsque le tracteur s’essouffle arrivé au bas d’une côte, l’Amérique qui coule dans la fin du siècle.

L’histoire de Straight story, que Lynch se plaisait à appeler son film le plus expérimental, ne présente aucune réelle excentricité, aucune grande audace formelle sinon celle de sa simplicité volontaire. Sa mise en scène n’est pas pour autant insignifiante, elle fait preuve de la même curiosité que le reste de son travail. Elle peint des situations qu’elle se laisse ensuite approcher, flottant en direction de son sujet caché qui gagne en richesse à mesure qu’il se laisse voir et entendre. Straight story, adapté d’un fait vécu comme l’était Elephant Man (1980), a une qualité quasi documentaire dans sa structure où l’on use les codes du cinéma afin de dégager de l’espace pour les anecdotes humaines qu’il contient. Elles n'ont d’autre rôle que d’embellir la trajectoire d’Alvin, de nous faire comprendre le récit de ce vieil homme vaillant et des échanges humains qui ponctueront sa route. Pour une fois, on gagne à ne pas se poser trop de questions.

En le réalisant, on touche au cœur du cinéma de Lynch, à cette fibre fordienne que pointait Spielberg dans The Fabelmans (2022), cette capacité prodigieuse qu’il avait à raconter, ou plutôt à évoquer beaucoup avec très peu. Quelques traits de caractère, quelques tics, une phrase un peu plus appuyée et déjà l’imagination fuitait de derrière l’image pour laisser croire à tellement davantage, des qualités de peintre qu’on a souvent attribué à Lynch mais qui me semblent moins impressionnantes dans leur picturalité propre que dans leur intelligence émotionnelle à saisir non seulement le bon moment mais le meilleur pour donner corps et souffle à ce qui prendrait ailleurs des plans et des plans, voire des films et des films.

Chez Lynch il suffit d’une petite rencontre, d’une réaction pour comprendre toute l’humanité qui se cache derrière un personnage — ou plutôt pour comprendre qu’on ne pourra jamais complètement comprendre — et the Straight story démontre parfaitement cette faculté inouïe qu’il partageait avec Ford et qui tient dans la franchise et l’honnêteté qui relie ce film à l’imaginaire fordien, à son Stagecoach (1939), à The Grapes of Wrath (1940), à The Quiet Man (1952).

Pour revenir maintenant à Mary Sweeney et à la direction qu’elle donne au cinéma de Lynch, il faudrait s’attarder sur une idée visuelle récurrente de Straight story et réfléchir à la relation qui existe avec une autre idée visuelle récurrente de leur cinéma, placée dans Lost Highway, c’est-à-dire la relation entre le plan latéral du tracteur qu’on aperçoit ici à contre-jour d’un crépuscule et qui roule de droite à gauche dans le cadre, puis le plan frontal qui nous fait défiler la nuit sur l’autoroute afin de nous enfoncer toujours plus en avant dans une insondable obscurité.



[Asymmetrical Productions; Canal+; et al.]


Deux vecteurs contraires, deux idées visuelles maîtresse, peut-être les deux pôles qui ensemble recouvrent le cinéma de Lynch et son rapport à la lumière et à la noirceur. L’un s’en va toujours plus loin dans la perte (lost), l’autre réfléchit à partir de l’ordinaire (straight), mais pourquoi le tracteur va-t-il de la droite vers la gauche ? Il ne s’agit pourtant pas d’une logique géographique, car le Wisconsin est bel et bien à l’Est de l’Iowa. La direction du tracteur est peut-être davantage liée à tout le remord du passé qui ressurgit au présent, à ce chemin vers l’arrière qu’Alvin doit entreprendre pour retrouver ce frère qu’il a laissé, au fond, dix ans derrière lui. Dans les deux films, comme dans l’œuvre de Lynch en général, il semble qu’il y ait une « positionnalité » dans l’image qu’il faille prendre au pied de la lettre, une manière de se repérer face au cadre, qui se traduit dans Straight story par des mouvements du cœur qui suivent tout simplement les mouvements de l’image pour montrer qu’à force de filmer dans la même direction on aura un jour finit de creuser le passé et un peu de résolution aura été trouvée.

Car c’est bien cela qui nous happe une fois au bout de la route, lorsqu’Alvin arrive devant son frère Lyle (émouvant Harry Dean Stanton), qu’ils s’assoient tous deux sur son perron et que ce dernier ne trouve à lui demander que : « Did you ride that thing all the way out here to see me?». Ému aux larmes, Lyle comprend sans qu’aucune forme d’explication ne soit nécessaire. La beauté tient dans la trajectoire ordinaire du film, dans ce qu’elle a d’inénarrable et en même temps d’incontournable.

Alvin aimait son frère au point de faire six semaines de tracteur pour s’assurer de trouver une meilleure fin à leur histoire. Il a croisé pour y arriver un peu tout de la vie qui s’emballe et ne laisse rien attendre. Les gens dubitatifs, les meutes de vélos rapides, les gros camions encombrant, les gens et les choses qui déplacent beaucoup d’air et vont à ce rythme auquel Alvin ne peut plus aller et qui lui fera dire à un moment que ce qui est pénible de la vieillesse c’est de pouvoir se rappeler de notre jeunesse, de sa vitesse, sa vigueur perdue que le présent qui défile nous rappelle constamment par le rythme de la disparition et de l’oubli. Il aura rencontré ce qui appartient au passé, comme les anciens combattants et les trappeurs canadiens-français éparpillés dans les vieux cimetières des plaines, tous celleux que la vie a oublié comme Alvin/Farnsworth sera bientôt oublié.

C’est donc au nom du souvenir passé qu’il s’est élancé, de ce qui a compté entre ces deux frères et d’une vie qui ne sera jamais que la beauté d’une histoire à raconter, celle de ces étoiles encore plus anciennes qu’eux qu’ils finissent par pouvoir regarder ensemble, et qui reviennent ailleurs chez Lynch comme le scintillement primordial à trouver dans toute forme d’obscurité, comme la tension plastique fondamentale entre le fini et l’infini. Le ciel est parcellaire, les trajectoires de vie aussi, comme les disputes et les rancœurs. L’idée englobe, le firmament produit une totalité en esquisse, quelque chose qui résiste à la complexité des sentiments. Heureusement qu’il n’y ait parfois rien de plus simple que de lever les yeux et de regarder les étoiles, elles qui sont toujours en ligne droite au-dessus de nos têtes, comme les films de David Lynch.

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Critique publiée le 9 avril 2025.