À l’instar du meurtrier sadique, avide de reconnaissance professionnelle, dont il expose le magnum opus, David Fincher crée ici une œuvre parfaitement orchestrée, dont chaque engrenage fonctionne avec une précision maniaque. Se7en, c’est le métronome de Somerset, dont le balancier va et vient inexorablement — tic… toc… tic… toc — imbu d’un mouvement perpétuel, froid, mécanique, réglé au quart de tour — tic… toc… tic… toc —, un appareil dont la sonorité lancinante peine à enterrer les borborygmes affligeants d’une ville transformée en purgatoire — tic… toc… tic… toc — et qui nous mène vers un crash inévitable, annoncé, vers l’une des conclusions les plus mémorables et cruelles jamais élaborées pour ce genre de thriller policier.
Le scénario signé par Andrew Kevin Walker, basé sur ses propres expériences new-yorkaises, se déploie comme un étau, écrasant dans son pessimisme narratif et sociologique, illuminé seulement par la lumière diffuse d’un espoir élusif en l’humanité auquel on se raccroche comme une bouée. Or ce scénario ne serait rien sans la mise en scène trépidante de l'enquête, sans la photographie claire-obscure de Darius Kondji, sans les effets spéciaux répugnants de Rob Bottin, sans l’apport du chef décorateur Arthur Max, qui portraiture avec minutie chaque détail d’une scénographie dantesque, bref sans l’élaboration méticuleuse et concertée du marécage urbain où les crimes tordus de John Doe prennent tout leur sens. Mais surtout sans la direction d’acteurs impeccable de Fincher, qui crée des figures mythiques avec l’inspecteur Somerset de Morgan Freeman et le tueur narquois de Kevin Spacey, consacrant en outre le talent dramatique de Brad Pitt auprès d’un public masculin réfractaire à Legends of the Fall (1994) et Interview with the Vampire (1994).
Hésitant à entreprendre l’analyse de ce monument du cinéma de genre des années 1990, je n’ai pas manqué de me questionner sur ce qui constitue son attrait principal. Or, j’en suis vite venu à l’évidence, retrouvant la figure saillante de l’œuvre dans celle de l’enquêteur chevronné interprété par Freeman, alter ego obsessif du réalisateur, dont la force tranquille, le stoïcisme désillusionné et le professionnalisme rigoureux évoquent non seulement une version contemporaine du détective de film noir, mais contribuent à en faire l’axe central du récit. Constituant la contrepartie idéale du débutant impétueux de Brad Pitt, David Mills, avec qui il forme une version cauchemardesque de Murtaugh et Riggs (de la série Lethal Weapon), Somerset agit en outre comme narrateur intradiégétique, préfigurant sans cesse les actions du tueur, et du fait même la suite du récit, mais servant surtout de guide dans le labyrinthe suffocant et pluvieux de la ville (une Los Angeles déguisée en New York), qu’il navigue comme un vieux routier. Or, sa personnalité n’est pas seulement tributaire de la performance de Freeman, mais de l’impact d’une mise en scène attentive, qui étoffe le personnage bien avant qu’il délivre sa première réplique. À preuve, le plan sur sa commode, où se retrouvent quatre objets qu’il empoche cérémonieusement avant de partir au travail : son badge, un couteau à cran d’arrêt, un stylo et un étui à lunettes. Quatre objets qui disent déjà tout sur lui : le badge qui révèle sa profession, le stylo qui évoque sa propension académique, l’étui à lunettes qui dénote sa faculté d’observation, et le couteau, qui agit à titre de passe-partout dans une ville sclérosée par la violence. C’est avec celui-ci qu’il coupera le scellé de police posé sur la première scène de crime, qu’il dénudera le derrière du tableau inversé dans le bureau de l’avocat, mais surtout qu’il ouvrira la fameuse boîte délivrée par le tueur lors du climax. C’est son outil de travail principal, symbole d’une efficacité tranchante, étrangère aux épanchements passionnels que représentent à l’écran les armes à feu.
[New Line Cinema]
Le génie du film tient certes dans l’art de la réplique, dans la façon qu’ont les acteurs d’incarner les personnages, dans la complémentarité précaire de leurs tempéraments, mais il s’exprime également dans le potentiel d’évocation d’une mise en scène qui dit tout avant que les choses soit nommées. À preuve, les montages alternés qui illustrent les perspectives parallèles de Mills et Somerset, décrivant deux solitudes réunies de manière circonstancielle autour de l’enquête visant à élucider les sept meurtres du titre, opposant la sagesse contenue de l’un à la frénésie de l’autre, et concrétisant la prophétie du vétéran selon laquelle son collègue n’est pas prêt à emboîter le pas de l’assassin. Même ce dernier révèle sa personnalité bien avant son apparition en scène, à travers les indices qu’il dissémine sur les lieux du crime, dans la crasse de l’appartement d’une victime obèse, forcée de manger jusqu’à mort, ou dans le bureau d’un avocat véreux, exsanguiné après l’ablation forcée d’une livre de chair, mais surtout dans le générique d’ouverture monté par Angus Wall, depuis devenu un classique du genre. Se déroulant sur un remix grinçant du Closer de Nine Inch Nails réalisé par Coil et Danny Hyde (marquant le début d’une longue collaboration entre Fincher et Trent Reznor), le générique nous plonge dans l’esprit maniaque du tueur. Avec ses images anxiogènes d’automutilation, de textes liturgiques glauques, de clichés traumatiques et de scrapbooking maniaque à la pointe de l’X-Acto, la séquence institue d’emblée l’esprit malsain qui imprègne l’univers du film, de sorte que la plongée subséquente dans le pandémonium diégétique s’effectue sans accroc.
Notre sentiment d’immersion est immédiat. Sur la bande sonore jaillit d’abord le ruissellement de la pluie, qui tout au long du film plongera les extérieurs dans une tourmente constante, les frappant d’une aura d’interdit. Puis vient le bruit des perturbations urbaines (les sirènes d’ambulance et les éclats de voix des passants), signes de la violence larvée, mais omniprésente qui règne dans les rues. Dès lors, l’appartement rangé de Somerset nous apparaît moins comme un sanctuaire que comme une forteresse assiégée par le chaos rampant du dehors. Chaos qui s’est déjà emparé, qui a déjà complètement nécrosé les sites de l’enquête, où la traque des cadavres nous force à pénétrer : des lieux glauques à l’allure minutieusement délabrée, remplis d’espaces labyrinthiques qui recèlent une nouvelle horreur à chaque tournant, baignés dans une esthétique claire-obscure qui évoque un crépuscule caravagien perpétuel. De l’appartement insalubre d’un ermite, on passe à celui d’un pusher pédéraste aux murs ruinés, le plafond recouvert de sapins odoriférants, puis à l’antre spartiate, surchargé d’artéfacts morbides, du tueur ; on nous propose même une brève incursion dans un bordel troglodyte aux airs de bunker néonisé, qui tressaute sous l’impulsion d’une musique industrielle tapageuse revêtant en ce lieu une qualité démoniaque. Entre chaque scène intérieure, on multiplie les balades empressées dans des non-lieux bondés, moites ou peu fréquentables, plaies ouvertes d’une ville qui se déploie ici comme un personnage mourant, dont les protagonistes arpentent les artères poisseuses et auscultent ses organes croupissants. Même les corps horriblement mutilés laissés derrière par John Doe ne jurent pas tant dans le décor, amarrés harmonieusement aux lieux de leur propre déchéance morale, et de celle de leur bourreau. À ce titre, seule la bibliothèque sert ici de refuge, offrant au public un rare moment de répit, un oasis de calme et de beauté, à l’occasion d’une scène où Somerset étudie patiemment les classiques de Dante, Milton et Chaucer sur la musique de Jean-Sébastien Bach. Une bouée de sauvetage en quelque sorte, une lueur d’espoir humaniste dans un univers rêche de misanthropie, et une incarnation de la posture prudemment optimiste du détective lorsqu’il cite Hemingway en épilogue — « Le monde est un endroit magnifique pour lequel il vaut la peine de se battre » – affirmant n’acquiescer qu’avec la deuxième partie.
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La qualité exceptionnelle de la scénographie est essentielle au caractère immersif de l’œuvre, mais sa puissance d’évocation est tributaire de la façon experte qu’ont Fincher et Khondji de l’explorer. La caméra balaie de façon inquisitive les espaces, nous contraignant à devenir partie prenante de l’enquête, révélant de nouveaux punchs au détour de ses mouvements : un détail scabreux, un essaim de coquerelles ou un cadavre mutilé, au fil d’une mise en scène avide de détails, qui nous plonge directement dans la peau des protagonistes, hébétés face à l’horreur cosmique qui se déploie devant leurs yeux. À preuve, la séquence d’action, prenante, où Mills poursuit le tueur à travers un bloc-appartement, au détour d’un angle, puis d’un autre, d’où ce dernier jaillit pour lui tirer dessus, et qui, selon Fincher, justifie l’usage d’un cadre subjectif visant à émuler la perspective angoissée de Mills. À preuve, une mise en scène qui nous place constamment dans une posture d’appréhension face aux horreurs à venir, nous forçant simultanément à anticiper le parcours du tueur et à réfléchir sur la faillite morale de la société contemporaine.
Il résulte du processus une œuvre qui nous inspire le fatalisme d’un voyage en enfer (celui de Dante peut-être) tant son esthétique ténébreuse nous plombe, tant son scénario nous répète sans cesse qu’il n’y aura pas là de « happy ending », nous privant même de la plus élémentaire largesse du cinéma policier, soit l’appréhension du suspect, qui se livre ici volontiers aux héros afin de mettre en marche la dernière phase de son plan. Or ce fatalisme se résorbe paradoxalement dans la conclusion horrifique pour laquelle Fincher, Walker et le producteur Michael De Luca se sont battus bec et ongles, où les notions de choix et de libre arbitre deviennent centrales, où le crépuscule ambiant cède à une journée ensoleillée aux abords de la ville, et où le personnage de Freeman livre sa morale mi-figue mi-raisin à propos de nos responsabilités envers le monde. On en vient alors à se demander lequel des deux maniaques incarne véritablement le réalisateur à l’écran : Doe ou Somerset…
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