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Jours, Les (2023)
Geneviève Dulude-De Celles

La banalité du mal

Par Sarah-Louise Pelletier-Morin

On a l’habitude de représenter les femmes qui ont un cancer du sein par la métaphore de la « combattante » [1]. On a souvent accès à cette réalité à travers des témoignages de femmes d’un certain âge, qui ont un long parcours de vie. Or, Les jours de Geneviève Dulude-De Celles s’éloigne de cette représentation en mettant en scène une jeune femme de 29 ans atteinte du cancer, Marie-Philip Mathieu.

On aurait pu s’intéresser à la fragilité de la vie, à la menace de la mort, mais on a ici fait le choix de se pencher sur tout ce qui reste, sur tout ce qui persiste dans l’épreuve de la maladie, sur tout ce qui fait des gens malades des gens normaux. On entre ainsi d’une manière très directe, sans dispositif ostentatoire, dans le quotidien de cette femme, qui invite une nouvelle perspective, très peu décrite jusqu’ici. Être atteinte du cancer à l’aube de la trentaine, c’est aussi être en plein cœur de l’âge où l’on veut dater, profiter de son corps et de sa jeunesse, s’accomplir professionnellement, où l’on se demande si on veut ou non avoir des enfants. On assiste notamment à la décision de la jeune femme de mener le processus laborieux de congeler ses œufs, même si elle n’a jamais voulu avoir d’enfants, parce que cette maladie la force à envisager l’avenir d’une manière inédite. La force de ce documentaire, c’est la banalité de ce qu’il montre: on peut avoir le cancer et être habitée par une soif de vivre et une envie de poursuivre sa vie le plus «normalement» possible.

Geneviève Dulude-De Celles a recruté la jeune femme à travers une agence de casting : « Ça me permettait d’aller chercher des gens qui auraient la volonté de parler sans avoir l’impression de forcer la main à qui que ce soit. » [2] Elle souhaitait d’abord recruter plusieurs femmes pour faire une série de portraits, mais sa rencontre avec Marie-Philip l’a finalement convaincue de ne suivre qu’un seul personnage. Au départ, la jeune femme pensait être une figurante parmi d’autres, et c’est peut-être ce qui explique sa candeur et sa désinvolture dans cette œuvre où elle se livre avec une grande sincérité. Si l’approche est directe, elle n’est toutefois pas crue ni exhibitionniste (on ne voit pas son sein meurtri, on ne la filme pas souvent en crise, on ne la sent pas en souffrance ou faible, elle ne parle pas de sa peur de mourir, etc.). Le moment le plus émotif se tient à la première scène, où elle apprend que les résultats de sa biopsie sont mauvais. Le ton est respectueux sans être pathétique, mais l’émotion passe tout de même — et, même si le fait que j’aie exactement le même âge que la protagoniste au moment de subir ses traitements y est sans doute pour quelque chose, ce film m’habite énormément, même plusieurs jours après l’avoir visionné. 

On reste particulièrement impressionné par l’humour de la jeune femme (notamment par sa façon de désamorcer certaines situations), qui teinte beaucoup l’œuvre. La protagoniste ne voulait pas que ce film soit « lourd », et c’est effectivement ce qu’elle réussit. Elle souhaitait également être un modèle, parce qu’on entend peu parler de jeunes femmes qui ont le cancer du sein : « J’ai accepté de faire ce documentaire parce que tous les dépliants que je consultais montraient des femmes de 60 à 70 ans et je ne me reconnaissais pas. J’ai besoin de projets pour rester motivée et je me disais que la prochaine fille dans la vingtaine aurait un exemple. » [3]

Le dispositif filmique est résolument actuel. L’annonce du cancer par le médecin à Marie-Philip est filmé sur un téléphone, à l’intérieur d’une sacoche. Plusieurs scènes sont captées par la jeune femme elle-même, par un téléphone ou une petite caméra offerte par la réalisatrice. C’est donc elle-même qui mène la plupart des « interviews », comme elle les appelle, avec ses proches, en plus de se mettre en scène, dans différents autoportraits et vidéos où elle témoigne. L’enjeu, ici, n’est pas esthétique, comme le souligne la réalisatrice : « Je me suis rendue à l’évidence : mes super entrevues avec mon gros attirail, ma grosse technique, ma grosse caméra, finalement, ça ne valait pas ce que Marie avait capté avec sa petite caméra à 200 $. C’est ça qui comptait. C’était plus parlant. » [4] Cette contemporanéité du dispositif est aussi véhiculée par les messages qu’elle échange à travers une application de rencontre, certains textos ou appels à ses proches, ainsi que par la diffusion du contenu qu’elle partage sur le groupe Facebook de soutien qu’elle a créé pour donner des nouvelles à son entourage. Il y a dans cette approche réaliste, sans narration transcendante, sans leçon morale, sans fin consolatoire, quelque chose qui rend cette maladie tolérable, ou plutôt acceptable dans sa banalité. 

Chose étrange étant donné le sujet du film, la mort n’est pas nommée — elle ne semble pas être un horizon, ni une crainte. Elle appartient ainsi au spectateur, à qui il revient de se positionner, de se questionner, sur son propre rapport à la mort. C’est d’ailleurs une des qualités de la réalisatrice d’avoir choisi un angle précis et d’avoir laissé dans l’ombre de nombreux détails. On sent la maturité de cinéaste de Geneviève Dulude-De Celles dans sa manière de ne pas avoir cherché à rendre compte de tous les pans du cancer — et, on pourrait ajouter, dans sa manière de ne pas avoir cherché à créer une émotion à tout prix. Ce dénuement, cette simplicité des moyens, ce contournement du pathos, bref ce pragmatisme de la démarche, nous offrent ainsi une représentation non-fantasmée, non-idéalisée, de la femme malade. C’est peut-être, in fine, en se délestant de la métaphore de la combattante qu’on on accède à une plus grande vérité sur cette maladie.

 

[1] Voir les travaux de la chercheure Alexandra Guîté-Verret sur les métaphores employées par les femmes atteintes du cancer du sein : https://www.acfas.ca/evenements/congres/88/contribution/metaphores-du-cancer-blogueuses-atteintes-cancer-du-sein.

[2] Marissa Groguhé, «Le cancer du sein avant 30 ans», La Presse,
https://www.lapresse.ca/cinema/entrevues/2023-09-22/les-jours/le-cancer-du-sein-avant-30-ans.php.

[3] Ibid.

[4] Ibid.

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Critique publiée le 3 octobre 2023.