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Shin Kamen Rider (2023)
Hideaki Anno

Le bonheur des uns et le malheur des autres

Par Mathieu Li-Goyette

Quand Toru Hirayama décide de produire la série Kamen Rider (1971) pour la télévision japonaise, il se tourne vers le mangaka Shôtarô Ishinomori, alors connu pour être le créateur de Cyborg 009 (1964), en plus d’être le disciple le plus studieux du style d’Osamu Tezuka. À la différence du Astroboy créé par le parrain du manga, sorte de Pinocchio robotique et surpuissant inventé pour remplacer le fils décédé d’un scientifique, Cyborg 009 fait partie, à l’instar des huit modèles qui le précèdent, d’une série d’individus venus d’horizons divers (la série montre même un héros autochtone). Les neufs, enlevés par une mystérieuse organisation, se voient imposer des greffes cybernétiques, liant pour de bon leur corps à des capacités mécaniques et extraordinaires, la compagnie les instrumentalisant afin d’assouvir une soif de conquête qui les poussera à la rébellion. Là où Tezuka présentait un robot rêvant de se changer en petit garçon, Ishinomori démarrait sans le savoir la longue lignée japonaise des organisations technologiques inquiétantes et des personnages cybernétiques asservis, ceux dont l’identité est intrinsèquement liée à une greffe si parasitaire, si gémellaire qu’elle en devient identitaire.

La distinction entre la création robotique de Tezuka et le cyborg mi-humain mi-machine d’Ishinomori est intéressante à garder en tête lorsqu’on considère l’émergence et la pérennité de Kamen Rider durant les cinquante dernières années ainsi que le retour aux origines que propose Anno. Icône du tokusatsu télévisuel comme Ultraman avant lui, Kamen Rider est mi-homme mi-sauterelle, fusionné à l’insecte grâce à la technologie développée par la maléfique organisation SHOCKER. Le héros amateur de motos, marqué par cette dualité monstrueuse, s’identifie à la déviance scientifique de ses antagonistes et évolue loin des métaphores écologiques du kaiju-eiga, se plantant plutôt dans un monde d’assassins et d’augmentations cybernétiques ; la science-fiction japonaise, avec sa propension à l’utopie dégénérative de l’innovation scientifique, trouve en Kamen Rider la franchise du corps encodé par sa transformation, figure dont les techniques de combat en formes de glyphes participent de tout un théâtre récréatif du posthumain. À la différence du Kamen Rider original, et de la science-fiction proprement chirurgicale d’Ishinomori, Anno force la note de la métamorphose et de l’horreur corporelle. Sous son masque iconique, le visage du Rider boue de douleur, ses veines gonflées, son teint verdâtre, ses yeux imbibés de sang, rappellent toute la souffrance qu’il doit endurer en échange de ses pouvoirs de sauterelle de fer. Si l’ajout est original dans le cadre des séries de tokusatsu habituellement moins gluantes et souffrantes, il faut dire que le cinéaste se contente de cette esthétique pour renouveler les prémisses de la franchise sans nécessairement parvenir à la subvertir une fois passée cette nouvelle situation initiale.
 


:: Sous son costume, le corps du Kamen Rider (Sôsuke Ikematsu) est métamorphosé [Toei Company / et al.]

Ainsi la douleur messianique de son héros n’atteint pas les sacrifices stratosphériques qu’on reconnaîtra du personnage de Shinji dans Neon Genesis Evangelion (1995-1996), sans non plus atteindre le plaisir cathartique de Shin Godzilla (Anno et Higuchi, 2016) ou même de Shin Ultraman (Shinji Higuchi, 2022). On reconnaît pourtant bien le réalisateur avec sa figure principale incapable d’assumer la violence de ses coups à la force augmentée, ou encore face à ces femmes de glace travaillant pour une compagnie diabolique et ses antagonistes discourant sur des différences interprétatives, en l’occurrence, quant à la production du bonheur. Suivant bien la tradition de la franchise, Shin Kamen Rider repose sur des « quêtes de bonheur » concurrentes, le sourire étant l’affaire des bons autant que des méchants. Ce bonheur est même ici une ressource naturelle, un autre ajout majeur à l’univers du personnage par le cinéaste, qui invente le « prana », l’énergie vitale qui émane des êtres humains et qui permet d’activer la métamorphose insectoïde. La structure du discours technologique (le « prana ») et thématique (la recherche compétitive du bonheur) fonctionne en affrontement des équivalences où l’un saurait mieux qu’un autre comment rendre « l’humanité heureuse », et se révèle en tant que grand égalisateur des mobiles narratifs. Chaque ennemi à ses raisons, sa technique et surtout son interprétation tordue et despotique du bonheur, posant le preux Rider et son adjuvante comme les exceptions lumineuses et sacrificielles (la souffrance n’est qu’à un trait de kanji du bonheur, nous redit-on constamment) d’une bande de chimères messianiques.

Or si tous ces éléments concourent à nous rappeler comme il fait bon de retrouver le cinéaste aux pleines commandes d’un projet, il s’avère que le style d’Anno n’a jamais été aussi peu à l’aise à travailler ce qui l’intéresse d’habitude. D’une part parce qu’il semble empêtré dans le style très approximativement fluide du tokusatsu de matinée, d’autre part parce qu’il échoue à adapter sa mise en scène à l’humanité refoulée de ses personnages. Les corps de Shin Kamen Rider, plus souvent extatiques que prisonniers de leurs mutations corporelles, n’ont rien d’intéressant outre leurs costumes amusants (comme ce chapeau à la queue de scorpion branlante). Les échappées à moto, jusqu’à celle dans le long tunnel du dernier acte, peinent quant à elles à générer une quelconque forme d’adrénaline tellement les effets de synthèse l’emportent sur la gravité de la situation et tellement le montage, qui avait fait de Shin Godzilla un si grand film, ne réussit pas à préserver les forces d’inertie qui se créent d’un plan de poursuite à l’autre. Le corps du motard n’a rien de la plastique extraterrestre et inquiétante d’Ultraman, rien non plus de l’étapisme génétique d’un Godzilla en train de grandir, nous faisant nous concentrer sur une horreur corporelle gâchée car le film oublie de l’étendre au-delà de sa prémisse (par exemple, aucun antagoniste ne semble souffrir comme le Rider souffre de sa propre condition). De la même manière, l’opposition du héros à la corporation n’atteint jamais la poésie sombre et technocrate d’Evangelion, ni l’opposition critique qui parcourait les œuvres anti-corporatistes d’Ishinomori.

Anno a toujours été plus à l’aise, lorsqu’il était question de fouiller l’âme humaine, de l’explorer dans son rapport à la technologie et au robotique, et si son passage à l’organique aurait pu lui permettre de rénover Kamen Rider et ses propres enjeux au passage, il ne trouve malheureusement guère de prolongement émouvant dans une mise en scène dont l’esprit ludique, aussi ingénieux puisse-t-il être par moments, ne parvient pas à inciser la figure du Rider et à y planter ce « shin », ce « nouveau » promis dans son plan de rénovation de la culture populaire japonaise. Peut-être qu’Anno était un cinéaste trop froid pour l’idéal élégiaque posthumain du Kamen Rider. Ou c’est peut-être le Kamen Rider qui était un personnage trop mou pour la déconstruction véloce que nous étions tenus d’espérer.

 

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Critique publiée le 2 août 2023.