Dans Portrait de la jeune fille en feu, Céline Sciamma nous parle certes de lesbianisme et de coopération féminine dans un manoir transformé en gynécée ; elle nous parle d’avortement illicite, de mariage forcé et des interdits sociaux pesant sur les femmes peintres, mais elle nous parle avant tout de mise en scène, et elle le fait avec une intelligence et un raffinement redoutable. Douze ans après l’excentrique Naissance des pieuvres (2007), elle nous livre son chef-d’œuvre absolu, faîte combiné de son travail de réalisatrice et de scénariste, mais aussi de sa collaboration avec Adèle Haenel, qui aujourd’hui retourne son regard idolâtre dans un effort sublime de coopération créative. Le Portrait, c’est une histoire de regard après tout, et ce regard est bilatéral : c’est celui de l’artiste posé sur son égérie, et vice-versa. C’est un regard de réalisatrice, mais aussi un regard d’actrice. C’est surtout un regard anti-hégémonique posé sur les mécanismes scopiques du désir cinématographique, une œuvre bref, où c’est Galatée qui crée Pygmalion.
Si elle s’avère parfaitement adéquate comme matrice formelle, avec son enchaînement de blancs canevas où, sous l’impulsion de leur maîtresse, des étudiantes en peinture esquissent des traits timides à sa gloire, la séquence d’ouverture du film se distingue paradoxalement par l’usage de la voix, celle de Noémie Merlant, qui nous incite à bien la regarder et qui, suite à la question posée par ses étudiantes à propos d’une toile trouvée dans un hangar, déclare qu’il s’agit du : « Portrait de la jeune fille en feu ». Le zoom subséquent sur l’œuvre en question constitue une métaphore évidente pour la plongée dans les souvenirs de l’artiste, mais c’est encore la voix de Merlant qui résonne à nos oreilles et qui, dans l’absence d’un titre typographié, vient remplacer complètement celui-ci. Or, il ne s’agit pas là d’une cession du pouvoir auteuriel, d’un abandon délibéré de ce pouvoir au profit des personnages, mais d’un acte spéculaire génétique. Merlant, c’est Sciamma. On la reconnaît à sa posture d’autrice, scrutant la muse Haenel de derrière sa toile. On la reconnaît à la profondeur de son regard, pour laquelle elle semble avoir été choisie, et on la reconnaît à sa mise à nu initiale, à l’instar de celle qu’effectue ici la réalisatrice. Malgré cela, malgré le caractère autofictionnel du récit, le film colporte néanmoins un message universel à propos de la nature du regard créatif, un récit qui de Pygmalion à Kechiche, voir même à Harvey Weinstein, Christophe Ruggia et Roman Polanski, possède une résonance politique sourde, et trouve son expression révolutionnaire dans une déconstruction diégétique constante du regard mâle.
La scène d’arrivée du personnage de Marianne (Merlant) dans le manoir insulaire où elle vient peindre la fille d’une aristocrate italienne, promise en mariage à un comte milanais, s’apparente avantageusement au cinéma d’horreur, c’est-à-dire à un cinéma carcéral de regards scrutateurs. La jeune peintre débarque de nuit, et elle est accueillie par une servante à la chandelle. Les ombres sont longues dans le manoir, et les ténèbres omniprésentes, la caméra est inquisitrice et les âmes dérobées. C’est un sanctuaire angoissant, version 18e de Old Dark House (1932), où la protagoniste fait sécher ses vêtements trempés et se plante nue devant l’âtre en fumant sa pipe dans un tableau qui, à sa manière archisimple, structure déjà la hiérarchie du regard. En effet, si Merlant se montre d’emblée à nous dans sa tenue d’Ève, le corps d’Haenel, lui, demeurera obstinément élusif au regard, et ne se dévoilera que progressivement, par bribes éparses. Le personnage d’Héloïse (Haenel) se profile ainsi d’abord à la manière d’un spectre encapuchonné, filmé de dos lors d’un travelling sur la côte bretonne où le tressaillement de son corps déambulant fait glisser la capuche et révèle sa chevelure. Dans une impulsion climatérique, la jeune femme sprinte ensuite vers la falaise, se retourne in extremis et révèle son visage, adoucissant toute l’œuvre qui se gorge alors de lumière et glisse doucement vers le mélodrame.
Les jeux de regards se poursuivent ensuite de manière plus ouverte, et de plus en plus complice, notamment dans ce plan latéral magnifique, où les rotations du visage de Merlant révèlent le visage d’Haenel, absorbé vers l’horizon puis par la figure de son observatrice. Il s’agit là de la première dissection de la mécanique visuelle du désir, dont Sciamma fournira par la suite une série ininterrompue de démonstrations : l’œil de Merlant glisse sur le roc et découvre Haenel à travers un trou, il glisse sur sa robe verte et découvre ses mains, qu’elle immortalise fiévreusement sur le papier, il scrute la toile de sa muse laissée inachevée par un autre peintre, il observe chacun de ses tics, qu’elle énumère ensuite à Héloïse comme pour rendre compte du caractère obsessif de son travail d’observation. Et c’est à ce moment d’ailleurs qu’elle passe de l’autre côté de la toile, et rejoint son modèle, qui à son tour énumère ses propres tics, car Héloïse regarde également. Héloïse n’est pas qu’objet du regard ; c’est un miroir. D’où la pertinence de ce champ-contrechamp hypnotique sur la plage où les deux protagonistes s’observent de part et d’autre du feu, au gré du chant envoûtant des gitans, scène d’où provient d’ailleurs l’image emblématique du film, immortalisée sur l’affiche promotionnelle : celle d’Haenel entière et enflammée qui nous toise, et brise ainsi tous les mécanismes objectifiants du regard mâle.
Le caractère révolutionnaire de l’œuvre réside ici dans la réciprocité du regard, c’est-à-dire dans la dislocation du mode d’observation panoptique qui caractérise le pouvoir phallocrate. En effet s’il adresse d’emblée la concupiscence intrinsèque du regard de l’artiste, de ce Pygmalion devenu aujourd’hui homme d’affaires gynophage, Pygmalion Weinstein, Pygmalion Angélil, Pygmalion Ruggia, Pygmalion Polanski, etc., le film permet ici à la muse soumise de lui retourner son regard et de le mettre à nu à son tour. Et c’est ça le véritable leitmotiv de l’œuvre : la déhiérarchisation du regard. Après tout, ce n’est pas vraiment l’idée de mariage forcé à l’endroit duquel on formule ici une critique, pas plus que les Structures élémentaires de la parenté décrites pas Lévi-Strauss, mais le droit de regard non réciproque qu’exerce le mari sur son épouse. Ce n’est pas le droit à l’avortement qu’on défend, mais le droit de regard des femmes sur leur propre corps. Ce n’est pas l’accès pour les femmes peintres au modèle anatomique masculin qu’on réclame, mais le décloisonnement du droit de regard sur le corps de l’autre. On note à cet endroit l’ingéniosité et la subtilité avec laquelle Sciamma se réapproprie le regard cinématographique mâle, celui de Kechiche notamment, dans une scène qui évoque étrangement les plans fétichistes de la nymphe endormie dans La Vie d’Adèle (2013) : Héloïse sommeille, et Marianne, éprise, commence à peindre son visage. Déjà, la violence de l’appareillage est moindre : le pinceau semble particulièrement subtil et aérien face au téléobjectif scrutateur de Kechiche, mais surtout, Héloïse ouvre les yeux à son tour et annule le caractère univoque de la démarche ; elle consent au regard posé sur elle, et s’y prête volontiers, de sorte que le spectateur-voyeur se voit invité à devenir complice. Le dédoublement de la réalisatrice dans le personnage de Merlant participe également au leitmotiv de la déhiérarchisation, puisqu’il assimile le pouvoir créatif de la peintre diégétique à son propre pouvoir de création picturale, évident dans son travail acharné de la lumière, dans ses compositions éminemment pittoresques et dans son cadrage déférent de visages parfaitement maquillés.
L’aval cannois consenti au seul scénario du film m’a toujours semblé douteux étant donné la qualité exceptionnelle de la mise en scène, et le fait qu’une œuvre qui traite si explicitement de mise en scène n’est rien sans cette dernière. Le scénario en question accuse en outre quelques lacunes, incluant plusieurs redondances dans ses injonctions littérales de regard, mais aussi dans l’instrumentalisation de la servante, qui ressemble étrangement à une courroie de transmission entre les protagonistes, vecteur également d’une commodification de la coopération féminine et d’une sous-trame raboteuse à propos de la réappropriation de l’imaginaire obstétrique. En fait, tout est si lisse ici, tout est si étudié, particulièrement dans la première partie, que la moindre aspérité devient saillie, et c’est ce qui se passe dans la seconde. Malgré cela, il importe de noter le caractère constamment incisif et percutant des dialogues, particulièrement ceux consentis au personnage d’Haenel, qui refuse ici l’aplatissement avec la même urgence que celle démontrée par l’actrice lors des Césars. Haenel est la co-créatrice de l’œuvre en cela qu’elle renvoie le regard et qu’elle renvoie la parole à l’autrice (et son alter ego) lors de joutes oratoires corsées où elle rejette l’injonction sous-jacente au commerce matrimonial d’images diégétique : « sois belle et tais-toi ». Ses répliques cinglantes s’adressent également au spectateur tapi derrière les canevas gigognes, qui lui non plus ne possède aucun droit sur elle malgré qu’il la « possède un peu ». Le rapport scopique unilatéral entre l’avant et l’arrière-scène est rompu, et c’est ce que prouve également le plan final, où plutôt que d’être regardée (comme dans l’image terminale de Naissance des pieuvres, où elle danse les yeux clos), Haenel est devenue regardante, s’émouvant à la vue d’un hors champ qui autrefois lui était inaccessible.
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